LA TOUSSAINT
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Tous les saints (Fra Angelico) |
En Occident, la fête de tous les saints – la Toussaint – se
célèbre à la fin du temps après la Pentecôte. En Orient, elle se célèbre le
premier dimanche après la Pentecôte (dimanche que l’Occident a dédié à la
Divine Trinité : le dimanche de la Trinité), c’est-à-dire au début du même
temps.
Les deux sont logiques et ont une signification spirituelle apparemment
contraire mais au fond identique : l’Orient pose la sainteté comme une
prémisse dont le reste découle, l’Occident la pose comme un terme, un but à
atteindre. Dans les deux cas, ce qui est en jeu, c’est la sanctification. Et
cela dans le temps de la Pentecôte, qui est le temps de l’Eglise, c’est-à-dire
à la fois le temps de la proclamation de l’Evangile, de la « Bonne
Nouvelle » de la résurrection, et le temps de l’incarnation dans l’existence,
de l’incorporation de ce même Evangile par les hommes à qui il est proclamé :
ce qui peut s’appeler le labeur de la
sanctification. Ce qui nous amène et nous oblige à nous interroger sur ce
qu’est la sainteté et sur ce qu’est un saint.
Etes-vous des saints ?
On entend souvent dire : « Oh, moi, je ne suis pas
un saint ! ». Sous-entendu : cela est réservé à quelques-uns, à
une élite, à des sortes de champions ou de héros.
Deuxième sous-entendu, qui se cache derrière le premier :
ce n’est pas la peine de me donner du mal, ce n’est pas pour moi…
Notons au passage que l’Eglise catholique romaine prête à ce
genre d’attitude puisque dans le processus très juridique et quasi judiciaire
de canonisation ( on parle d’ailleurs de « procès de canonisation, et c’est
une sorte de procès à l’américaine, avec un défenseur, le postulateur, et un
accusateur, l’avocat du diable), dans ce procès, donc, on réclame que soient
démontrées les « vertus héroïques » du candidat à la sainteté… je
veux dire à la canonisation.
C’est, disons-le, une confusion des genres, et grave. Les saints
sont-ils tous des héros ? Peut-être. Les héros sont-ils tous des saints ?
Sûrement pas. En réalité, l’héroïsme et la sainteté ne se situent pas du tout
sur le même plan. L’héroïsme est une qualité humaine : elle pousse l’homme
à se dépasser, à se surpasser, à devenir quasiment un surhomme ; mais
cette qualité ne comporte aucune tension vers Dieu. La sainteté au contraire
est la caractéristique même de Dieu, et
de Lui seul.
Vous connaissez le chant de la louange éternelle des
séraphins que le prophète Isaïe a entendu et qu’il nous a retransmis : «
Saint, Saint, Saint, Adonaï Sabaoth » ; c’est le Trisaghion que notre
liturgie a pieusement recueilli : « Saint, Saint, Saint, le Seigneur
Dieu Tout-Puissant ».
Les juifs ont une très belle formule pour désigner Dieu
sans prononcer son nom : « Le Saint, Béni soit-Il… »
Enfin, nous, chrétiens, nous proclamons : "Un seul est
Saint, un seul est Seigneur, Jésus-Chist, la gloire de Dieu le Père !"
On pourrait donc conclure que ceux qui se récrient : « Je
ne suis pas un saint… » ont raison ? Et pourtant, non. Ils ont raison
en matière de théologie théorique (Dieu seul est saint) ; ils ont tort en
matière de théologie pratique. C’est ce que je voudrais vous montrer.
L’apôtre Paul commence fréquemment ses épîtres par l’adresse
suivante : « aux saints qui sont à (tel endroit) ». Quelques exemples :
« à tous les saints qui sont en Achaïe » ; « aux saints qui
sont à Ephèse » ; « à tous les saints qui sont à Philippes » ;
« aux saints et fidèles frères en Jésus-Christ qui sont à Colosses »…Et
pourtant, dans certaines de ses épîtres, par exemple celles aux Corinthiens, il
ne leur ménage pas ses reproches, à cause de leur inconduite, de leurs
divisions, de leurs désordres… leur adressant les réprimandes les plus sévères.
Alors, saints ? ou pécheurs ? Les deux à la fois !
Un moine augustin qui s’est acquis une certaine renommée au
XVIe siècle, j’ai nommé Martin Luther, a énoncé une très grande vérité : l’homme
qui se veut chrétien prend conscience du fait qu’il est simul justus et peccator, à la fois juste et pécheur.
Nous touchons là à ce que j’appellerai le mécanisme
fondamental de la vie divine dans ses deux acceptions : la vie de
Dieu, la vie selon Dieu, et qui est l’antinomie.
L’antinomie n’est pas la contradiction : la contradiction est
opposition passive, l’antinomie est opposition dynamique. Exemples : Dieu
est à la fois Un et Trine ; le
Christ est à la fois Dieu et homme ;
le destin de l’homme est la mort et
la résurrection ; le temps de l’Evangile, c’est-à-dire du Fils de Dieu
fait homme et communiqué aux hommes, c’est celui dont le Christ dit : « Le
temps vient et il est déjà venu.
Enfin et surtout : en Christ, notre nature humaine est déjà sauvée,
ressuscitée et déifiée : c’est fait, c’est accompli ! Mais il nous
reste à l’accomplir, chacun de nous personnellement.
De même pour la sanctification. La sainteté, spécifique à
Dieu, nous est communiquée… comment ? Par notre participation au Christ, vrai
Dieu et vrai Homme : il a pris part à notre nature humaine et, en retour,
il nous donne part à sa divinité, non par nature, mais par grâce. C’est en Christ que nous sommes saints, et en Lui
seulement. C’est ce qu’exprime clairement l’apôtre Paul dans l’adresse de
sa première épître aux Corinthiens : « A ceux qui ont été sanctifiés
en Jésus-Christ, saints par vocation… »
Tout est dit. Notre vocation, exprimée dès notre baptême,
qui nous communique la grâce (à nous de l’entretenir !), c’est d’être saints. Ailleurs saint Paul dit :
« Ce que Dieu veut, c’est votre sanctification. » Et cela est
constant dans les Ecritures, même celles de l’Ancienne Alliance : « Soyez
saints comme je suis saint, dit le Seigneur » ; à quoi fait écho cette
injonction du Christ : « Soyez parfaits comme votre Père des cieux
est parfait. »
Impossible à l’homme ? Sûrement. Mais à Dieu, non. « A
Dieu, rien n’est impossible », dit le Christ. Et Lui-même nous fournit la
méthode. Elle est aussi simple qu’elle est radicale : ce sont les
Béatitudes. Les Béatitudes, c’est en quelque sorte le manuel du chrétien. Saint Jean Chrysostome disait d’elles que si
quelqu’un les appliquait intégralement, il ne connaîtrait pas la mort.
Ne soyons pas outrecuidants, tâchons d’en appliquer
quelques-unes, autant que nous pourrons. Et alors nous ouvrirons des fissures
dans notre ego, dans la carapace du vieil homme, fissures par lesquelles la
sainteté de Dieu se précipitera et nous transfigurera, et cela dès maintenant,
nous emplissant de paix, de joie et d’amour.
Alors nous n’aurons plus qu’un désir : nous réunir à
ces foules sans nombre, à ces myriades de myriades d’anges et de saints qui
sans cessa adorent et proclament :
« Amen ! La louange, la gloire, la sagesse, l’action
de grâces, l’honneur, la puissance et la force soient à notre Dieu, aux siècles
des siècles ! Amen ! »