« Jésus faisait
route à travers routes et villages ; il proclamait et annonçait la bonne
nouvelle du Règne de Dieu. Les Douze étaient avec lui, et aussi des femmes... »
(Luc 8,1-2)
Luc, un évangile «
féministe »
Deux versets d’évangile. Deux petits versets. On peut passer
à côté. L’histoire n’est-elle pas intitulée dans la TOB : « Ceux qui accompagnent Jésus dans sa prédication » (un masculin
pluriel, évidemment) ? Elle a mis des décennies à m’atteindre. Alors je la
recopie : « Et aussi des femmes qui avaient
été guéries d’esprits mauvais et de maladies ; Marie, dite de Magdala, dont
étaient sortis sept démons, Jeanne, femme de Chouza intendant d’Hérode, Suzanne
et beaucoup d’autres qui les aidaient de leurs biens. » (Luc 8, 2-8).
Des femmes avec Jésus
Des femmes avaient
donc suivi Jésus en Galilée. Fait insolite pour l’époque, reconnaissent les
spécialistes (Marc et Matthieu le confirment, qui retrouvent tous deux ces
femmes à la crucifixion, mais n’en parlent que rétrospectivement). Ces femmes
ne sont-elles pas des disciples – même si le mot n’est pas prononcé ? Elles ont
accueilli la bonne nouvelle du salut que Jésus a opéré en chacune : en faisant
sortir d’elle ce qui l’empêchait de vivre. Bouleversées, elles ont tout quitté
pour suivre leur sauveur.
Me voici donc en
quête des « femmes de Luc ». Et pas seulement des connues, des reconnues :
Marie et Élisabeth des récits d’enfance, Marie de Magdala, la veuve de Naïn, la
veuve obstinée, Marthe et Marie... À côté d’elles combien d’anonymes ? Combien
de femmes enfouies dans les foules qui pressent Jésus ? Et dans le peuple que
cet orateur-né rassemble ? Et parmi les disciples ?
Foules (ochlos), peuple (laos), disciples (mathètès).
Les trois termes dessinent une progression. Foule est ambigu : la foule se
précipite aux séances de guérison, applaudit, crie, menace. Peuple est connoté
plus positivement : le peuple s’émerveille, chante, s’efface. Les disciples
sont consentants mais encore hésitants. Entre ces trois groupes aller et retour
constant, succession, substitution (voir 6,12-19)...
Je chercherai donc
les femmes de Luc
1) dans les foules ;
2) dans le peuple ;
3) parmi les
disciples .
Les femmes dans la
foule
La présence de
femmes au milieu des foules qui pressent Jésus est attestée, ou fortement
suggérée, en plusieurs occasions.
– (8,19-21) La mère
et les frères de Jésus ne peuvent le joindre à cause de la foule. Ils lui font
dire qu’ils veulent le voir. Réponse de Jésus adressée à un auditoire qui
comporte sans doute des femmes de la génération de Marie : « Ma mère et mes frères, ce sont ceux qui écoutent la Parole de Dieu et
la mettent en pratique. »
– (8,43-48) La femme
qui a un écoulement de sang depuis douze ans et qui, s’approchant de Jésus par
derrière et touchant la frange de son vêtement, en est immédiatement guérie.
Jésus a senti une force se détacher de lui.
– (9,10-17) La
multiplication des pains. Une foule d’hommes, de femmes, d’enfants affamés.
Mais Luc, suivant Marc 6, parle de mâles (andres
et non anthrôpoi). Il est proche
aussi de Matthieu 14,21, qui ose dire : «
Ceux qui avaient mangé étaient environ cinq mille personnes, sans compter les
femmes et les enfants ! »
– (11,27-28)
L’auditrice qui fait l’éloge de la maternité de Marie est présentée comme une
femme de la foule. Tellement immergée en elle qu’elle doit élever la voix :
pour une fois qu’une femme prend la parole...
Du coup les
expressions de louange, d’étonnement, d’émerveillement, de crainte, que Luc met
collectivement dans la bouche des multitudes, apparaissent comme traduisant les
sentiments d’une foule d’hommes et de femmes.
Les femmes du peuple
La présence de
femmes dans le peuple, que suscite Jésus – ou avant lui, Jean-Baptiste – est
moins fréquemment attestée, mais pas moins significative.
Jean-Baptiste
annonce la bonne nouvelle au peuple (3,18) et tout le peuple se fait baptiser
par lui. Matthieu 21,31-32 précise : et même des prostituées. Des femmes,
autour de Jean-Baptiste, demandent le baptême et le reçoivent.
Dans la marche vers
la croix, Luc précise que Jésus « était
suivi d’une grande multitude du peuple, entre autres de femmes » (23,27).
Le peuple est favorable au condamné et ne participe pas aux vociférations des
chefs. Les femmes pleurent...
Avant son arrestation,
Jésus passe beaucoup de temps dans le Temple. Les femmes avaient un parvis qui
leur était réservé, et pourtant Luc précise à plusieurs reprises que tout le
peuple l’entend. D’après 21,1-4, Jésus parle à proximité du tronc qui recueille
les offrandes, dont celle de la veuve indigente.
Et dans les
synagogues, où les femmes étaient admises à l’arrière et à l’abri des regards
des hommes, que fait Jésus ? La guérison de la femme courbée « dans une synagogue un jour de sabbat »
(13,10-17) est une réponse claire. Luc précise que Jésus la voit et – si loin
de lui qu’elle pouvait se tenir – l’interpelle. En présence des hommes qui
occupent les premiers rangs, dont le chef de la synagogue.
Les femmes disciples
Les textes, ici,
sont peu bavards. Lors de l’entrée de Jésus à Jérusalem (19,28-38), Luc – qui
ne parle pas de distribution de rameaux – fait intervenir « toute la plénitude » (to
plèthos) des disciples.
Les femmes sont donc
présentes dans ce cortège messianique. Les disciples d’Emmaüs, de retour à Jérusalem, « trouvent groupés les Onze et ceux d’avec
eux. » (24,33) « Ils étaient en
grande joie, sans cesse dans le Temple à louer Dieu. » (24,53) Or les Actes
des apôtres – livre dont l’auteur est identifié à celui du troisième évangile
– s’ouvrent sur des retrouvailles émouvantes
avec ce groupe. Il s’agit du même groupe, même si Luc ne le situe plus au
Temple mais dans la chambre haute de Jérusalem et s’il en modifie légèrement la
composition (Lc 6,14-16 ; Ac 1,13). En tout cas il précise : « Tous, unanimes, étaient assidus à la
prière, avec quelques femmes, dont Marie, la mère de Jésus, et avec les frères
de Jésus. » (Actes 1,14). Parmi les compagnons des apôtres, il y avait donc
aussi des compagnes.
Mais j’ai surtout
regardé, jusqu’ici, du côté des destinataires de l’Évangile. Et si je braquais
l’objectif, maintenant, sur celui qui le proclame, cet Évangile.
Les spécialistes de
Luc ont noté l’usage constant, chez lui, d’un procédé littéraire qu’on appelle
les figures parallèles. Truc de catéchète, forme de redondance qui consiste,
pour se faire mieux entendre, à doubler les exemples. Procédé fréquent dans
l’Antiquité mais Luc en use d’une manière qui lui est propre. Chaque fois, le
redoublement a pour intention de faire prendre conscience de la mixité de la
foule. À une figure masculine succède une figure féminine. Et vice-versa.
Les figures
parallèles
On ne peut, tant
elles sont nombreuses, que donner quelques exemples.
– Syméon et Anne.
Lors de la présentation de Jésus au Temple (2,22-38), ses parents sont
accueillis par Syméon, « un homme juste
et fervent », « averti par l’Esprit
Saint » et par « Anne, prophétesse ».
Un homme, une femme – qui proclament, chacun à sa manière, le salut incarné en
Jésus. Symétrie évidente.
– Deux résurrections
: le jeune homme de Naïn et la fille de Jaîros.
À quelques pages de
distance la résurrection du jeune homme de Naïn (7,11 17) et celle de la fille
de Jaîros (8,40-56) sont d’évidentes figures parallèles. Dans les deux cas c’est
un enfant unique qui est mort – ou qui se meurt. À la veuve de Naïn le Seigneur
dit « ne pleure pas ». Même
injonction aux parents de la fillette et aux disciples : « ne pleurez plus ». Et même parole de Jésus exprimée par l’un des
verbes qui visent la résurrection dans le Nouveau Testament : « Jeune homme, je te l’ordonne,
réveille-toi. » (7,14) « Mon enfant
réveille-toi. » (8,54)
– La graine de
moutarde et le levain (13, 18-21). Le royaume de Dieu est semblable à un grain
de moutarde qui devient un arbre. La parabole du levain n’ajoute-t-elle rien à
cela ? Si, elle ajoute une image qui parle aux femmes car la fabrication du
pain et sa cuisson sont leur affaire à elles.
– La brebis et la
drachme perdues et retrouvées (15,3-7 ; 8-9).
Nous sommes ici dans
Luc 15, chapitre centré sur le thème profondément lucanien du salut, avec ses
trois paraboles bien connues, de la brebis perdue, de la drachme perdue, du
fils perdu. Symétrie parfaite des deux premières figures. Celle du berger qui,
ayant perdu une brebis, laisse en plan le troupeau et bat la campagne « jusqu’à ce qu’il la trouve »
(l’égarée). Celle de la ménagère qui, ayant perdu une drachme (l’équivalent
d’une journée de salaire d’un ouvrier agricole), met la maison sens dessus
dessous « jusqu’à ce qu’elle la trouve »
(la pièce). Et chacun d’inviter amis et voisins – amies et voisines – pour
faire la fête. Quand on sait que c’est la joie de Dieu lui-même qui se
manifeste dans ces fiestas, on comprend que cette parabole ait trouvé place
dans « The woman’s creed », la
profession de foi féministe de l’américaine Rachel Wahlberg :
« Je crois en Jésus qui parlait de Dieu comme
d’une femme cherchant la pièce de monnaie perdue comme d’une femme qui balayait
en cherchant ce qui était perdu. »
« Un homme sur deux
est une femme » (slogan MLF)
Dans l’auditoire de
Jésus, il y a des femmes, beaucoup de femmes. L’éloquence du Maître n’y est pas
pour rien et surtout sa façon de trouver les images qui parlent à chacun. À qui
s’adressent les paraboles de Luc ? Aux collecteurs d’impôt : des hommes. Aux
pharisiens : des hommes. Aux scribes : des hommes. Mais il n’y a pas que des
hommes, il y a aussi ces femmes qui festoient parce qu’elles ont remis la main
sur l’argent du ménage ! L’alternance des figures crée une symbolique de la
mixité. À côté des hommes, il y a toutes ces femmes serrées les unes contre les
autres, faisant nombre et masse. Un rabbi ordinaire dédaignerait ces femmes.
Jésus, lui, traduit, dans l’imaginaire qui est le leur, la bonne nouvelle du
salut pour tous, riches et pauvres, savants et ignorants, hommes et femmes.
Pour elles il ira jusqu’à se comparer à une poule qui rassemble sous ses ailes
ses poussins (13,34).
Dieu a besoin des
femmes : Marie de Nazareth et Élisabeth (Luc 1,39-56)
Cela commence comme
une geste familiale. Il y avait une fois le prêtre Zacharie et sa femme
Élisabeth ; il y avait une fois Joseph et Marie sa « promise ». Le style est
tel que certains lecteurs ont cru avoir affaire à des pastiches de l’Ancien
Testament. Mais on ne peut prendre à la légère ces pages où des femmes occupent
le devant de la scène.
Et où les hommes se
taisent. Joseph, c’est simple, ou il est absent ou il n’ouvre pas la bouche.
Son nom ne revient que cinq fois dans les deux premiers chapitres de Luc (douze
occurrences pour Marie). On est loin du Joseph de Matthieu à qui « l’ange du Seigneur » fait l’honneur de
trois visites nocturnes. Matthieu, on le sait, fait la part belle à Joseph ;
Luc n’a d’yeux que pour Marie.
Ce sont deux annonces
de naissance. « Ta femme enfantera un
fils », dit l’ange à Zacharie, le grand prêtre. Le même, s’adressant
directement à Marie : « Tu concevras et
tu enfanteras un fils. » Et l’un et l’autre d’interroger le messager. « À quoi le saurais-je ? », demande
Zacharie. « Comment cela sera-t-il ? »,
interroge Marie. Questions proches. Dans celle de l’homme, pourtant, l’ange
voit l’ombre d’un doute. La preuve ? Le signe de Zacharie sera, négatif, celui
de sa bouche cousue pour un temps. Celui de Marie est on ne peut plus positif :
l’ange lui révèle le secret qu’Élisabeth, sa cousine, cache depuis cinq mois :
la stérile, en sa vieillesse, a conçu elle aussi un fils. L’homme est une
figure de scepticisme, la femme est l’image même de la disponibilité à la
parole de Dieu.
« Tu enfanteras un fils et tu lui donneras le nom de Jésus. »
« Je suis la servante du Seigneur. Qu’il
m’advienne selon sa parole. »
Que fait Marie dès
que l’ange la quitte. Elle se lève et va rendre visite à Élisabeth. Avec la
permission de qui ? Accompagnée par qui ? De tout cela Luc n’a cure. Deux
femmes ont le besoin irrépressible de partager leur jubilation. Deux femmes
seules avec leur double secret. Et un fœtus dans le ventre de chacune. Et
l’enfant d’Élisabeth qui « bondit
d’allégresse » dans celui de sa mère dès que la salutation de Marie a
résonné en lui. « Tu es bénie entre
toutes les femmes et béni aussi le fruit de ton sein », s’écrie Élisabeth.
Et à travers tout cela c’est l’Église elle-même qui est en gestation. Une
Église sans hommes, sans prêtres (où se cache le muet ?). Un duo de femmes
habitées : par leurs royaux enfants à naître et par l’Esprit saint. Et une
jeune femme (Marie ou une autre ) qui chante la révolution de Dieu : le
Magnificat.
La pécheresse anonyme
(Luc 7,36-50)
« Vivre est heureux. Voir, entendre, toucher,
boire, manger, rire et pleurer, parler à ceux qu’on aime et mêler son corps à
leur corps est heureux... » (Annie Leclerc : Parole de femme)
Qu’est-ce qui fait
courir cette femme ? Quelle nécessité
impérieuse l’habite ? Mystère ! Il faut qu’elle voie Jésus. Qu’elle fasse
quelque chose pour lui. Un geste coûteux. Un parfum rare. Rien n’est trop beau
pour cet homme. Cette pécheresse n’est pas forcément une pauvresse.
Elle a calculé son
coup. Une maison où se donne un festin est un lieu quasi public. Jésus sera
couché « à la romaine ». Il suffira d’avancer discrètement par derrière. Elle a
tout prévu sauf peut-être une chose. Qu’au dernier moment, elle ne pourrait
maîtriser son émotion. Voici déjà les larmes qui perlent. Trop tard pour les
retenir. Une vraie fontaine. Les laisser couler sur les pieds de l’homme.
L’onction sera d’abord celle des pleurs.
Tête de Simon, le
pharisien, celui qui a invité Jésus ! Il est de plus en plus impossible de faire
comme si l’on n’avait rien vu. D’autant que la femme en remet. De ses longs
cheveux dénoués (l’indécente !) elle fait un linge pour essuyer les pieds de
l’homme. Elle ne résiste pas au plaisir de les embrasser, ces pieds, de les
couvrir de baisers. Enfin – enfin ! – elle les oint de parfum.
France Quéré (Les femmes de l’Évangile, Seuil 1982) –
après les Pères de l’Église – m’assure que ces gestes sont autant de symboles. « Les larmes sont la douleur du péché, les
cheveux qui les essuient le pardon, quand la souffrance a purifié la faute. Les
baisers expriment la relation nouvelle,
un élan de gratitude et d’amour. Au
parfum s’attachent les notions d’incorruptibilité et d’immatérialité. C’est
assez pour désigner l’Esprit de Dieu. Ainsi cette femme, en quatre gestes,
s’est-elle élevée de l’imploration à l’exaucement. »
Je veux bien que Luc
ait voulu dire cela. Mais ce que je vois, c’est une femme qui pleure, une femme
qui libère toutes ses (bonnes) humeurs. Ce qu’une prostituée ne fait pas, même
au prix fort – embrasser longuement, caresser –, elle le fait. Ce corps qu’elle
prête chichement, il n’est plus soudain qu’offrande. L’amour qui est en elle,
elle le clame avec ses yeux, ses cheveux, ses lèvres, qui en disent tellement
plus que des mots. Jusqu’à ces larmes, longtemps taries, qui n’arrêtent plus de
couler, d’arroser, de laver.
Et Jésus se laisse
faire. Ces marques de ferveur, il les accueille. Ce corps impur, ces cheveux
dénoués, ces mains habituées à d’autres contacts, ces lèvres habiles à d’autres
pratiques, ne lui font pas peur. Il y a en cet homme assez de liberté pour
recevoir ces transports à la fois excessifs et modestes (la femme n’en veut
qu’à ses pieds) pour ce qu’ils sont : les preuves d’un grand amour.
Et quand le maître
se décide à parler, c’est pour dire quoi ? C’est pour justifier le comportement
de cette femme. Pour le donner en exemple. Elle a bien fait de laisser parler
son cœur et son corps. Sa générosité a fait oublier ce que l’accueil de Simon
avait de pingre. S’adressant à la femme, toujours sans voix, Jésus dit « tes péchés te sont remis ». Et comme
je trouve vaine cette discussion de scribes (dont je suis) pour savoir qui, de
son amour ou de sa foi, vaut à la pécheresse ce pardon. Comme s’il n’était pas
évident qu’elle ne peut aimer Jésus que parce qu’elle croit en lui – et qu’elle
ne croit en lui que parce qu’elle l’aime.
Qui est cette femme
? On la confond souvent avec Marie de Magdala qui va apparaître au chapitre
suivant. Mais le doute demeure. Comme si cette femme de petite vertu et de
grand amour n’était pas digne de faire partie de la suite de Jésus.
Marthe et Marie (Luc
10,38-42)
« Tandis qu’ils vont, il entre dans un village et une femme du nom de
Marthe l’accueille dans sa maison. Elle a une sœur nommée Marie qui, s’étant
assise aux pieds du Seigneur, écoutait sa parole. »
Un point de passage
obligé que cette histoire, un pont aux ânes de la prédication. Cinq versets,
trois personnages, deux sœurs, une maison. Une scène en deux répliques : une intervention
de Marthe qui trouve que sa sœur ne l’aide pas assez à préparer le repas, une
réponse de Jésus.
Nous sommes devant
ce qu’un maître de la science du Nouveau Testament a appelé un « apophtegme biographique » ! Apophtegme
: parole mémorable exprimée de façon concise. Biographique : car le récit qui
enchâsse le « dit » nous parle de Jésus, de sa manière de cheminer, de ses
fréquentations...
On entre donc, on
s’aventure. Ou l’on croit s’aventurer ; car il y a l’exégèse et il y a
l’histoire de l’exégèse. Pas une page de la Bible qu’on lise seul. Vous ouvrez
le Livre et quelque chose comme un inconscient collectif se met en branle. Les
textes évoquent traditions, discussions, émotions. Celui-ci a tout un passé.
Rémy Hebding écrit
dans le bulletin de Villemétrie d’octobre 1980 : « L’exégèse traditionnelle a souvent utilisé le récit de Marthe et
Marie [...] pour justifier la vie monastique exempte de la quotidienneté des
travaux du monde. La bruyante et active Marthe y est opposée à la silencieuse
et contemplative Marie. Or, dès les premiers siècles Ambroise de Milan,
commentant le texte, insiste sur la nécessaire exemplarité des deux rôles. »
Charles
L’Eplattenier, dans sa Lecture de
l’évangile de Luc écarte tout cela d’un revers de main. « Laissons les applications sérieuses ou
fantaisistes que l’on a souvent brodées autour des deux figures opposées de
Marthe et Marie. »
Il écrit cela en
1982. Où en était-on il y a trente ans ? Une attention plus fine avait été
portée au personnage de Marie. Ni moniale, ni contemplative, ni modèle de
prière, Marie était d’abord celle qui écoute. « Ce n’est pas en œuvrant qu’on devient chrétien mais en écoutant. »
(Luther)
Surtout quand
l’homme qu’il faut écouter est l’envoyé de Dieu. Ce n’est pas le moment de
s’agiter. « Femmes, si Dieu venait, vous
rangeriez Dieu-même », s’est écrié un jour Péguy en un alexandrin non
exempt de misogynie – comme si les femmes avaient le monopole des activités de
rangement de Dieu. Mais c’est vrai que Marthe n’est pas à la hauteur. Jésus est
là, dans sa maison, peut-être à son invite. Un événement dans l’existence
monotone des deux sœurs. Pourquoi Marthe donne-t-elle l’impression d’avoir
besoin de s’en protéger ?
Ainsi prenait forme
une lecture possible. Le travail, le service, l’entraide, la diaconie n’étaient
nullement dévalués. Mais il y a un temps pour tout. Un temps pour parler et un
temps pour se taire. Un temps pour écouter et un temps pour s’inventer une vie
neuve après l’écoute. Il n’y a pas d’action juste qui puisse faire l’économie
de l’écoute. C’est en gros ce que je prêchais il y a trente ans. De l’art de
pratiquer, en toute bonne foi, une lecture biblique asexuée...
Comment ne pas se
détourner d’un texte dont la signification est à ce point ressassée ? Quand la
clé qui l’ouvre, c’est le passe-partout de la sagesse des nations : « Il y a un temps pour tout. »
(l’Ecclésiaste)
Et puis, un jour, la
Bible s’ouvre d’elle-même à la page interdite. En quelques secondes, on prend
conscience qu’on était passé à côté de l’essentiel. La pointe de ce passage, ce
n’était pas la parole de Jésus, mais le fait qu’elle fût adressée à une femme.
Joie de la
découverte : un vieux texte brille d’un éclat neuf. Joie partagée. D’autres,
autour de moi, découvraient la même chose que moi. C’est, disait l’un, le texte
le plus féministe du Nouveau Testament. Un autre écrivait : dans ce court
passage, Luc nous donne « le récit
fondateur de la mission confiée aux femmes ».
Je n’avais fait
qu’accrocher une vérité qui était dans l’air. La conscience collective, cédant
lentement à la poussée du mouvement des femmes, accueillait un sens qui était
en attente.
Revenons à Marie.
Elle a fait quelque chose qui n’est pas ordinaire pour une femme de son temps.
Se faufilant au premier rang de ceux qui font cercle autour du rabbi, elle
s’est assise à ses pieds. Il me plaît d’imaginer qu’elle n’a mis à cela aucune
ostentation. Marie, c’est l’audace des timides. Elle a compris que se jouait là
une partie qui la concernait. Ce que dit Jésus, cette parole qui ouvre
l’horizon, ce n’est pas seulement une affaire d’hommes. Apprendre, oui. Comme
ces femmes du XIXe siècle auxquelles Jules Ferry ouvrira les écoles « pour donner aux hommes républicains des
compagnes républicaines ». Écouter cet homme qui proclame un Évangile
ouvert à tous, aux femmes comme aux hommes.
Je ne me laisserai
pas impressionner par les séduisantes analyses de Françoise Dolto – qui voit en
Marie un cas patent de fixation et de régression orale. (L’Évangile au risque de la psychanalyse, Delarge, 1977). « Cette orante, cette orale »,
écrit-elle dans un calembour digne de Lacan. Marie n’a rien d’une orante. Elle
ne prie pas. Elle boit les paroles de Jésus. Et alors ? À qui la faute si elle
n’est encore, culturellement parlant, qu’un nourrisson. Jésus n’a pas donné en
exemple un comportement infantile.
Marie n’est ni la
première ni la dernière qui s’assied aux pieds d’un maître. C’est dans cette
position que maître et élève communiquaient à l’époque. C’est dans cette posture
que Paul a reçu l’enseignement de Gamaliel – et qu’il est devenu un maître à
son tour. « Marie a choisi la bonne part
qui ne lui sera point ôtée », dit Jésus. Il fait d’elle sa disciple.
Les femmes et la mort
de Jésus
Arrestation.
Comparution devant le Sanhédrin. Condamnation à mort. Montée vers le Calvaire :
« Le suivait une foule nombreuse du
peuple et de femmes qui se frappaient la poitrine et pleuraient sur lui. »
(Luc 23,27) Crucifixion. Les apôtres ont fui – sauf Jean. Des femmes assistent
à distance à la descente de croix organisée par Joseph d’Arimathie, elles
regardent comment le corps a été placé dans le tombeau. Elles achètent des
aromates pour oindre le corps. Le premier jour de la semaine, Marie de Magdala
vient la première au tombeau. Jésus est ressuscité. Elle et les autres femmes
vont annoncer cela aux Onze. Mais ces paroles leur semblèrent du radotage et
ils ne croyaient pas en elles. On a pu écrire, à juste titre, que Marie de
Magdala est, en fait, au moins chronologiquement parlant, et surtout d’après
Marc et Jean, le premier Apôtre.
« La révolution opérée par le christianisme dans la situation de la
femme remonte incontestablement à Jésus lui-même », disait Suzanne de
Dietrich. Mais ce n’était qu’un commencement.*
Daniel Galland
Cahier Evangile et
liberté
N° 239 mai 2010