lundi 22 juin 2020

A PROPOS DE LA PROFESSION

A propos de la Profession


Il est des sujets qui reviennent périodiquement, ici, là ou ailleurs. Ils sembleraient devoir être épuisés tant on a apporté de précisions, tant fait de mises au point, tant dénoncé d'erreurs. Rien n'y fait. Et toujours reviennent les idées fausses, les imputations mensongères, les contre-vérités flagrantes. Sans parler des comportements aberrants. Ainsi, un Grand Prieuré rectifié que par charité je ne nommerai pas, a purement et simplement interdit en son sein la Profession et le Grande Profession, ce qui n'est autre chose qu’une trahison  envers Willermoz dont c'était le chef-d'oeuvre auquel il tenait comme à la prunelle de ses yeux. Ainsi encore, une obédience maçonnique que je ne nommerai pas davantage a créé une multitude de collèges de Grands Profès auxquels elle a remis la direction de l'ensemble de cette même obédience, en violation des statuts élaborés avec soin par Willermoz de manière à traduire précisément et expressément sa pensée : autre trahison. D'autres enfin, jaloux de défendre la doctrine chrétienne contre les atteintes supposées que Willermoz lui aurait portées, ou jettent l'anathème sur les enseignements qu'il propose dans les Instructions, ou s'emploient à les corriger, on n'ose pas dire à les rectifier.
Il se révèle donc nécessaire de remettre une fois encore les choses au clair. Et à qui mieux s'adresser qu'à l'auteur lui-même, Jean-Baptiste Willermoz ? C'est ce que j'avais fait dans le tome 2 de mon ouvrage La franc-maçonnerie à la lumière du Verbe, en publiant des extraits significatifs d'une lettre de Willermoz  (Annexe E, pages 232 à 235). Je les reprends ici, en omettant mon introduction.
J'ai mis en gras les passages sur lesquels il m'a paru bon d'attirer l'attention.
On remarquera, j'espère, outre le talent pédagogique hors du commun et bien connu de Willermoz, la subtilité presque casuistique de ses distinctions. Hormis quoi, la conclusion est nette et sans appel : la (Grande) Profession est, par ses Instructions, un instrument de la foi chrétienne.
Rien de gnostique là-dedans, si ce n'est la vraie gnose au sens de saint Clément d'Alexandrie et de saint Irénée de Lyon.

[…] La septième et dernière classe qui complète le Régime Rectifié et doit rester ignorée des six précédentes jusqu'à ce qu'on y appelle individuellement chacun de ceux qui sont jugés propres à y entrer, est une initiation particulière qui consiste en diverses instructions écrites dans lesquelles on développe les principes et les bases fondamentales de l'Ordre, et dans lesquelles on explique les emblèmes, symboles et cérémonies de la maçonnerie symbolique ; mais cette initiation toute lumineuse qu'elle est, reste imparfaite, insuffisante, peut même occasionner des erreurs par les fausses interprétations auxquelles on se livre trop souvent, si elle n'est pas accompagnée d'autres instructions explicatives qui, n'étant point écrites, ne se donnent que verbalement par ceux qui, par de longs travaux et méditations sont parvenus en état de les distribuer à chacun convenablement, selon ses besoins, son aptitude et dans la juste mesure qui lui est nécessaire. Elles ont été transmises de temps immémorial par une tradition orale qui a traversé les siècles et appuyées sur de bons témoignages. Voilà pourquoi on doit laisser ignorer cette classe et en fermer l'entrée à ceux en qui on ne découvre pas l'aptitude nécessaire pour en bien profiter ; ainsi qu'à ceux qui, trop pressés par leurs affaires personnelles ou par des soucis temporels, ne peuvent pas y apporter la liberté d'esprit qu'elle exige, ni accorder le temps nécessaire pour la connaître dans la plénitude : et vous devez sentir que ce temps ne peut pas être court. Vous devez sentir aussi que, parmi ceux qui la reçoivent d'une manière suffisante à leur instruction personnelle, il y en a bien peu qui deviennent en état de la vouloir distribuer aux autres comme il faut, car c'est l'effet d'une disposition et d'une vocation particulière ; voilà pourquoi le dépôt de ces instructions est rarement confié dans des lieux où il ne se trouve pas des hommes assez forts pour les expliquer et les faire valoir. De plus cette initiation ne peut pas convenir également à tous les chevaliers, quoique tous y ayant un droit égal si les dispositions personnelles de chacun sont égales. Elle est inutile et très inutile à un grand nombre. Elle a des dangers pour quelques-uns. Elle est utile à beaucoup, et pour quelques autres elle est nécessaire et très nécessaire. Je reprends ces quatre distinctions qu'il importe que vous saisissiez bien. 1°) Elle est inutile à la multitude de ces hommes bons, simples, privilégiés, dont toute la science est dans leur cœur, qui ont le bonheur de croire religieusement et sans examen tout ce qu'il est nécessaire qu'ils croient pour leur tranquillité et leur bonheur présent et futur, et de le croire de cette foi implicite que l'on nomme vulgairement la foi du charbonnier ; pour ceux-là la profession de foi des chevaliers suffit absolument. Ce serait sans aucun profit pour eux qu'on leur présenterait d'autres objets qui ne pourraient que fatiguer ou exalter leur imagination et troubler leur jouissance actuelle, d'autant plus que pour l'ordinaire, l'intelligence de ceux-là n'est ni bien active, ni bien pénétrante. 2°) Elle peut avoir des dangers pour ceux qui, soit par l'effet de leur éducation religieuse, ou par leur disposition naturelle, se sont fait un devoir d'étouffer leur propre raison pour adopter aveuglement toutes les prétentions, opinions et décisions ultramontaines, et par conséquent l'esprit d'intolérance qui les a toujours accompagnées au grand préjudice de la religion, qui a tant souffert et qui souffre encore tant de ces fatales entreprises suggérées par l'esprit d'orgueil, d'ambition, de domination et du plus sordide intérêt. Pour ceux qui veulent exiger pour des décisions humaines, souvent intéressées, variables et de simple discipline momentanée, le même degré de foi absolue qui est due essentiellement aux dogmes fondamentaux de la religion établis par Jésus-Christ et ses apôtres, constamment professés, soutenus et confirmés par l'Eglise universelle dans ses conciles généraux. Pour ceux qui, prenant textuellement et à la lettre tous les mots et expressions qui sont employés dans la Genèse et plusieurs autres Livres saints, sans chercher à pénétrer jusqu'à l'esprit qui est voilé sous la lettre, sont toujours prêts à se scandaliser de toute interprétation ou explication qui ne s'accorderait pas parfaitement avec le sens particulier qu'ils y attachent. Ce serait les exposer sans fruit à un travail aussi ingrat qu'il leur serait pénible, d'autant plus que, quand ces idées se sont une fois assises dans l'intelligence humaine, elles en sortent rarement et je crains fort qu'il y en ait plus d'un de cette classe parmi vos frères chevaliers. 3°) Elle est bien utile au grand nombre de ceux qui croient, mais faiblement, les vérités fondamentales de la religion chrétienne, qui sentent un besoin intérieur de croire plus fermement, mais qu'à défaut de connaître la vraie nature originelle de l'homme, sa destination primitive dans l'univers créé, le genre de sa prévarication, sa chute, sa dégradation et les terribles effets qu'elle a produits dans la nature, ne trouvent point en eux ni hors d'eux d'appuis assez solides pour fixer invariablement leur croyance, désirent plus de croire qu'ils ne croient en effet, et voient écouter [sic pour écouler ?] leur vie dans le trouble et les anxiétés d'une pénible incertitude. Pour ceux-là, il faut en convenir, elle est d'un grand secours, puisqu'elle leur rend le calme et la foi qu'ils désirent. 4°) Enfin l'initiation est non seulement utile, mais très nécessaire à cette classe d'hommes de bonne foi, bien plus nombreuse qu'on ne pense, qui croient fermement à l'existence d'un Dieu créateur de toute chose, bon, juste, qui punit et récompense ; mais qui, à défaut d'avoir des connaissances suffisantes sur les points de doctrine primitive déjà cités dans l'article précédent, ont peine à concevoir la divinité de Jésus-Christ et encore plus la nécessité de la rédemption par l'incarnation d'un Dieu fait homme. A ces hommes méditatifs pour qui les démonstrations théologiques les plus usitées, présentées ordinairement comme des preuves irrésistibles, mais qui sont si souvent combattues, ne sont pas des preuves suffisantes ; pour qui enfin tous les lieux communs qui retentissent habituellement dans les chaires sont insuffisants pour leur conviction. Oui, c'est à ceux-là qu'elle est très nécessaire, et auxquels elle doit être spécialement destinée. Je ne puis en douter, ayant été souvent témoin de ses heureux résultats, car ces hommes de bonne foi, une fois convaincus et repliés sur eux-mêmes par la force des conséquences immédiates des points de doctrine qui leur étaient présentés, ont fait éclater leur changement par des larmes d'amour et de reconnaissance envers Celui qu'ils avaient eu jusque-là le malheur de méconnaître, et sont devenus dès lors jusques à leur fin des colonnes inébranlables de la Foi chrétienne.
 Voilà pourquoi l'Ordre exige pour les hauts-grades une croyance absolue en l'Unité de Dieu, l'immortalité de l'âme humaine, et l'exige moins absolue pour la personne divine de Jésus-Christ, et on voit que, même dans la Profession de foi des chevaliers comme dans plusieurs autres actes relatifs, il se montre plus indulgent à cet égard et se contente presque d'une bonne et ferme volonté de croire aux vérités qui lui sont montrées nécessaires. C’est parce qu'il sait qu'il a des moyens particuliers d'amener à cette croyance et de convaincre de cette importante vérité les hommes de bonne foi. Voilà pourquoi aussi il exige de tous ses membres une tolérance universelle dont il fait un principe et un devoir absolu à tous ; et en cela il imite l'exemple de celui qui a dit : Je ne suis pas venu dans ce monde pour les hommes qui se portent bien, mais j'y suis venu pour soulager et guérir ceux qui sont malades. Et comme Jésus-Christ au milieu de cette foule de malades ne rejeta hors de lui ni les ignorants, ni les savants, ni les pharisiens, ni les publicains, et les accueillit tous avec la même bonté, faut-il s'étonner que l'Ordre à son exemple accueille dans son sein avec la même charité tous les chrétiens bien disposés, quoique divisés d'opinions et formant des sectes différentes sur des points de doctrine plus ou moins importants. Après les avoir amenés par l'Instruction à la croyance religieuse fondamentale et nécessaire, il laisse à la grâce divine le soin d'opérer en eux les changements intérieurs ou extérieurs qu'elle juge nécessaire au dessein de sa providence. L'Ordre s'interdit de juger et encore plus de condamner aucun de ceux qui restent fermement attachés aux vrais principes et abandonne le jugement à Celui qui peut seul juger dans la vérité les pensées et les intentions des hommes. Vous voyez par cet exposé, mon Bien Aimé Frère, que l'initiation est spécialement réservée aux frères malades c'est-à-dire à ceux qui sentent vivement les souffrances et la cause de leur maladie et désirent sincèrement en guérir. Elle est inutile aux autres et ne ferait le plus souvent qu'un nouvel aliment à l'orgueil, à la vanité et à la curiosité humaine. Vous voyez donc aussi combien ce choix est délicat et combiens il exige, avec ceux que l'on ne connaît pas, de temps et de précaution pour le bien faire. […]

 
 

dimanche 14 juin 2020

IN SPE RESURRECTIONIS DANIELIS FONTAINE








Hier samedi 13 juin 2020, en la cathédrale orthodoxe Saint-Irénée, obsèques de Daniel FONTAINE, Grand Maître émérite du Grand Prieuré des Gaules. Né au ciel le 17 avril, le confinement avait exigé cette attente.

Pour ceux qui ne le savent pas, la liturgie orthodoxe n’est pas larmoyante car elle met constamment l’accent sur la résurrection. Aussi est-elle célébrée en blanc.

Daniel était entouré par sa famille, son épouse Jeannine, ses enfants Françoise et Bertrand, son petit-fils Antoine et ses amis et frères les plus fidèles.Réjouis-toi, Daniel, d’avoir rejoint ton vrai Maître dans sa demeure ! 


PS.  13 juin 2000 - 13 juin 20020 : 20 ans jour pour jour après la rupture peccamineuse par la GNLF.
Un chapitre d'une histoire contrastée, faites d'heurs et de malheurs, se clot.









lundi 18 mai 2020

Prolégomène II à une histoire de l'Orthodoxie d'Occident


Monseigneur Winnaert : soixante-dix ans

Soixante-dix ans ! Dix semaines d’années, comme dit l'Ecriture, depuis que sont survenus, en 1937, cinq événements qu'on ne rappellera jamais assez, ou qu'on n’apprendra jamais assez à ceux qui les ignorent, car ils sont, au vrai sens du terme, fondateurs de l'Eglise catholique orthodoxe de France, je veux dire que c’est sur ces fondations-là qu’elle a été édifiée.
 Ces événements sont, dans l'ordre :
-- le 5 février, la réception par le métropolite Eleuthère, exarque en Occident du patriarcat de Moscou, de Monseigneur Louis-Charles Winnaert comme hiéromoine et archimandrite sous le nom d’Irénée ;
-- le 7 février (on avait reporté à ce dimanche la fête de la Sainte Rencontre), la réception dans l'Eglise orthodoxe, pour la première fois depuis le schisme de 1054, d'une communauté intégralement constituée de Français de souche : celle que Mgr Winnaert a guidée jusque-là et qu’il reçoit en personne, quoique presque mourant ;
-- le 3 mars, la naissance au ciel de son pasteur, Mgr Winnaert ;
-- le 6 mars, l'ordination sacerdotale du père Eugraph Kovalevsky, le futur évêque Jean de saint Denis, demandée un mois auparavant par Mgr Winnaert ;
-- le 7 mars, la liturgie d'enterrement de Mgr Winnaert célébrée par le métropolite Eleuthère.
Revenons brièvement là-dessus, pour une commémoration reconnaissante. Ceux qui veulent véritablement se pénétrer de la personnalité hors du commun de ce « nouvel Abraham » - comme le qualifia l'évêque Jean - qui, mû par le Saint-Esprit, accepta d'entreprendre un exode sans aucune perspective à vue humaine, ceux-là sont instamment invités à lire et méditer l'ouvrage admirable que lui a consacré Vincent Bourne, c'est-à-dire Yvonne Winnaert, sous le titre : La Queste de vérité d’Irénée Winnaert[1]. Je ne ferai que le survoler de très haut.
Résumons sèchement sa vie. Naissance à Dunkerque le 4 juin 1880. Élève au Petit Séminaire d'Issy-les-Moulineaux en 1896, puis au Séminaire académique de Lille de 1900 à 1904. Ordonné prêtre à Lille le 17 juin 1905. Vicaire dans le Nord puis, à Paris, aumônier du Sillon, le mouvement créé par l’apôtre de la démocratie chrétienne, Marc Sangnier. Fait construire à Viroflay la chapelle Saint-Paul (1900) où il réunit autour de lui une communauté laïque de jeunes gens qu'il initie à la vie ecclésiale et liturgique ; il y risque des innovations audacieuses comme la lecture ou le chant en français d'une partie des offices de la Semaine sainte. Il organise des « journées liturgiques » qui contribuent au renouveau en France de la liturgie -- ce qu'on appellera le « mouvement liturgique ». Nommé curé de saint Paul en 1914, une crise de conscience le pousse néanmoins à quitter sa paroisse d'abord, en 1918, l'Eglise catholique romaine ensuite, en 1919. Cette crise de conscience, il est bon de le souligner, est provoquée par ses réflexions sur la vraie nature et le vrai rôle de la liturgie, et, par voie de conséquence, sur la vraie nature et le vrai rôle de l'Eglise du Christ : j’y reviendrai.  Crise de conscience rendue plus aiguë par la répression impitoyable exercée par le Pape Pie X à l'occasion de la crise du modernisme, et ensuite par l'attitude cocardière des évêques, français d'un côté et allemands de l'autre, qui ont mobilisé Dieu pour la cause de leur pays durant la Grande Guerre.
L'abbé Winnaert part donc. Pour aller où ? Lui-même ne le sait pas encore. Mais son cap est désormais fixé : l'unité dans la liberté. Dans le manifeste qu'il lance alors, sous le titre Vers un Libre Catholicisme – où il faut, bien entendu, comprendre le mot « catholicisme » dans son sens étymologique d'« universalité » - il écrit : « L'unité doit être l'idéal nécessaire de tout disciple du Christ. Mais il y a deux manières de concevoir l'unité : la première comprime les consciences, la seconde dilate les cœurs ». Louis-Charles Winnaert se met alors, inlassablement, en quête de l'Eglise authentique, de l'Eglise unique. Et comment mieux y parvenir qu’en servant, de toutes ses forces ? Pendant quelque temps, il dessert simultanément les protestants (à Ivry), les anglicans (en leur église Saint-Georges) et les vieux-catholiques, en l'église Saint-Denis, 96 boulevard Auguste Blanqui, à Paris - laquelle, 25 ans plus tard, devait devenir la cathédrale Saint-Irénée. « Pas une minute à perdre : j'essayais de me faire tout à tous » -- racontera-t-il plus tard.
Mais l'obsession de l'Eglise une et sainte le hante, et l'idée qu'il s'en fait devient précise. Il s’en explique dans une lettre de janvier 1922 à l'archevêque vieux-catholique d’Utrecht : il s'agit de « réaliser l'Eglise libre de France » et, pour cela, écrit-il, « il faut se présenter comme une Eglise française, non pas au sens nationaliste du mot, mais comme une Eglise qui n'apparaisse pas comme une importation étrangère ni comme une sorte de mission extérieure à notre pays »(QV 77). Plus tard, en 1924, il écrira : « Vouloir faire une Eglise française sous une juridiction étrangère est un non-sens spécialement avec une liturgie en langue vulgaire » (QV 92). Propos toujours d’actualité !
Il frappe à plusieurs portes : c'est l'échec. Refus de l'Eglise vieille-catholique, refus de l'Eglise anglicane ; et lui-même est trop catholique, au sens plein, trop liturge, trop attaché à l'eucharistie et aux sacrements, pour se résoudre au non ritualisme du protestantisme. Alors vient la tentation de la « forêt de Brocéliande », comme écrit poétiquement son biographe. Entré en relation avec Mgr Wedgwood, évêque de la Liberal Catholic Church, il accepte de recevoir de lui à Londres la consécration épiscopale. Candidement abusé, il ignore que cette « Eglise » est un masque de la Société théosophique de Mme Blavatsky ; elle n’est chrétienne qu'en apparence, mais en réalité elle est syncrétiste, « polychristique » (Vincent Bourne), et le Christ n’y est qu’un Maître parmi d'autres. Lorsque, quelques années plus tard, Mgr Winnaert sera détrompé, ce sera une cruelle désillusion, « un coup de massue » (QV p.88).
Avant cela, il aura publié une « Déclaration de Principes de l'Eglise libre- catholique » qui porte significativement en épigraphe ce passage de l’épître aux Ephésiens (4,13) : « …jusqu'à ce que nous soyons tous parvenus à l'unité de la foi, à l'état d'hommes faits, à la mesure de la stature parfaite du Christ ». Citons-en deux phrases seulement : « L’Eglise libre-catholique s'inspire pour l'accomplissement de son œuvre d'une foi intense dans le Christ vivant… Elle proclame, avec une foi profonde en son intégrité, la merveilleuse promesse faite par le Christ lorsqu'il fut sur terre : Je suis avec toujours, jusqu'à la consommation des âges (Matthieu 28/20) ; ou bien encore : Là où sont assemblés deux ou trois en mon nom, je suis parmi vous (Matthieu 18/20) ». Et : « L'Eglise libre-catholique considère l'Eglise chrétienne comme une vaste fraternité composée de tous ceux qui se tournent vers le Christ pour recevoir de lui l'inspiration de leur vie spirituelle et qui le considèrent comme leur Maître et Ami) » (QV 82 et 84).
En 1922, la Providence lui procure l'usage d'une chapelle, 72 rue de Sèvres à Paris, qu'il consacre en mai sous le vocable de « chapelle de l'Ascension » ; il y officiera durant vingt-cinq ans jusqu'à sa mort. Puis, en 1923, il fonde sa revue L'Unité spirituelle « dans l’esprit de contribuer à répandre parmi les hommes, et en particulier parmi les chrétiens, le respect mutuel et le sens de l'unité profonde existant entre les Eglises et les religions en dépit de leurs divergences » (QV 179), revue dont il sera l’unique rédacteur et diffuseur (QV 174).
Inlassable recherche de l'unité, qui lui vaut quantité d'amis, d'admirateurs… mais aucun coopérateur. Comment faire l'unité à soi tout seul. ?
Or voici que, sans qu'il le sache, l’issue se rapproche lentement, très lentement. En 1927, deux membres de la confrérie Saint-Photius (fondée par Alexis Stavrosky et Eugraph Kovalevsky et à laquelle devait vite s'agréger Vladimir Lossky) ont un entretien avec Mgr Winnaert et établissent un rapport favorable où l'on peut lire : « Si (…) l'adhésion à l’Orthodoxie de Mgr Winnaert et de ses fidèles ne se pose pas pour le moment, elle pourrait par la suite jouer un rôle de tout premier plan dans l'évolution de nos travaux sur l'Orthodoxie occidentale ». La même année, le jeune Eugraph Kovalevsky (il a 22 ans) fait une brève visite à la chapelle de l'Ascension : il est saisi par la « majesté mérovingienne » de Mgr Winnaert et se demande « si quelque chose d'ancien et d'authentique n'a pas resurgi dans notre siècle, suscité par la Providence ». En 1928, c'est le père Lev Gillet, le « moine de l'église d'Orient », qui fait sa connaissance, et lui demande : « Monseigneur, pourquoi n’êtes-vous pas orthodoxe ? ». Mgr Winnaert raconte : « Je lui ai répondu : comment le pourrais-je ? Je suis Français. Et moi, m'a-t-il répliqué, ne suis-je point Français ? - Mais j'aime et je suis le rite occidental, ai je répliqué. Il a continué : l'Orthodoxie n'est pas un rite, elle contient tous les rites » (QV 225). Le père Gillet devint ensuite un fidèle ami.
Dès lors le cours des choses obéit à une étrange diachronie. Chez Mgr Winnaert la marche vers l'Orthodoxie s'accélère irrésistiblement. « Il dévore Khomiakov, Boulgakov, Philarète de Moscou, il relit les Pères et, soulevé de joie, il trouve dans le présent la résonance patristique et apostolique ». Enfin, en 1932, il s'exclame soudain : « Je suis orthodoxe ! Plus rien ne peut m'arrêter » (QV 226). Il change la dénomination de son Eglise en « Eglise catholique évangélique » et il en définit longuement les principes dans L'Unité spirituelle (1932), avec cette profession de foi : « Avec toute l'Eglise orthodoxe, elle demeure fermement attachée à la réalité de l’Eglise, corps mystique du Christ ; elle croit et elle professe que cette Eglise “ne pense et ne vit qu’unanimement’’ (Introduction  à la foi orthodoxe, p. 11, du P. L. Gillet), sous l'influence de l'Esprit-Saint qui fait de l'Eglise un mystère de charité »[2].  Or, étrangement, plus lui-même avance intérieurement, et plus l’entrée officielle en Orthodoxie de lui-même et de sa communauté se fait attendre, plus elle s’éloigne. Il frappe en vain à toutes les portes : Constantinople, Alexandrie… L'Institut Saint-Serge (en particulier les pères Boulgakov et Afanassiev), le métropolite Euloge, alors exarque du patriarche de Constantinople pour les Russes d'Europe occidentale, le soutiennent … En pure perte. En dépit d'une ambassade du père Gillet, la réponse du Phanar est impitoyable : réduction à l'état laïc de Mgr Winnaert, suppression du rite occidental au profit du « rite orthodoxe ».
Longue est l’attente, et douloureuse, d'autant que Mgr Winnaert est atteint d'une succession de crises d’urémie qui le torturent et l’épuisent. Puis les événements se précipitent : le père Gillet pense tout d'un coup à l'Eglise de Russie, ramène Eugraph Kovalevsky (au bout de neuf ans !)[3]. Celui-ci adresse, le 22 avril 1936, au métropolite Serge de Moscou le rapport circonstancié que lui-même a rédigé au nom de la Confrérie Saint-Photius et, moins de deux mois plus tard, le 16 juin 1936, le métropolite signe le décret (oukase) historique qui règle la question et constitue « l’Eglise orthodoxe occidentale », décret connu en France partiellement en août et intégralement en octobre.
Voilà la tâche de Mgr Winnaert, le précurseur, accomplie. Maintenant le serviteur peut s’en retourner à Dieu - après une agonie atroce de plusieurs semaines (décrite en détails dans La Queste de Vérité).
Selon les paroles inspirées du métropolite Eleuthère lors de la liturgie d'enterrement : « Tu étais comme un ruisseau de printemps qui descend des montagnes. Tel ce ruisseau annonciateur du renouveau de la vie, se dirigeant vers la mer sans altérer la pureté de ses eaux, tu t’élançais vers l'unité plus parfaite. Le ruisseau est mû par une force inconsciente, il obéit aux lois de la nature, mais toi, c'est en toute conscience que tu as répondu à l'appel de la volonté divine (…). Sur ton lit de souffrance, tu as cherché le chemin de la vie éternelle, et tu as trouvé l'Eglise de Dieu, tu as trouvé l'Orthodoxie, l'Eglise russe, grande par ses martyrs, purifiée par ses épreuves. (…) Tu es entré dans la grande Eglise-mère, dans un océan de lumière et de repos. Et la Grande Eglise a décidé que ton Eglise serait orthodoxe et que ses rites seraient occidentaux. Elle t’entoure de ses prières, afin que ton âme repose dans le Seigneur » (QV 329).
Mgr Winnaert fut un pionnier, un fondateur, je le disais en commençant. Mais nous ne devons pas nous contenter de l'honorer comme une relique du passé, car il reste un inspirateur. Pourquoi ?
En premier lieu, il incarne la recherche, tâtonnante au début, puis de plus en plus éclairée, et toujours traversée d'embûches et de souffrances, que l'Occident fait, par son propre effort, de son identité foncière et authentique, c'est-à-dire de ses racines orthodoxes. Ce qui met en branle cette quête, c’est la conscience de l'Eglise et la conscience de la liturgie. Pendant des siècles a subsisté en France une conscience, imparfaite certes et faussée par les déformations du gallicanisme - lequel était plus une défense contre Rome qu’une affirmation positive – et pourtant néanmoins réelle, de l'Eglise locale : en l'occurrence l’Eglise de France. Pendant des siècles a coexisté avec elle -- et s'est même mariée avec elle dans les esprits les plus élevés -- une conscience de la liturgie et de sa richesse multiforme : qu'on pense aux nombreux liturges énumérées par l'évêque Jean au début de son Canon eucharistique. Les deux ont été progressivement anéanties par l’ultramontanisme, qui triomphe en 1870 avec le concile de Vatican I et la promulgation de l'infaillibilité pontificale. Mais il est typique que cette double conscience ait conduit le père Guettée, prêtre gallican auteur à la fois d'une monumentale Histoire de l'Eglise et d'études sur l'ancienne liturgie des Gaules -- et même d’une tentative de restauration de celle-ci - à devenir orthodoxe, dans l'Eglise de Russie déjà, et à entrer dans le clergé de cette dernière[4]. Mais il devint orthodoxe seul ; Mgr Winnaert voulut, quant à lui, partager cette révélation avec tout son troupeau.
En second lieu, l'ardent désir de l'Orthodoxie ne peut en effet être comblé que par révélation. Eugraph Kovalevsky a eu pour idée constante que la Providence a permis la révolution soviétique pour que la Russie puisse redonner l'orthodoxie à l'Occident. Or il faut bien reconnaître que cet apport, ce don, ne se firent pas spontanément : les Russes émigrés avaient emporté, si l'on ose dire, leur patrie comme leur Eglise à la semelle de leur soulier et n'entendaient partager ni l'une ni l'autre avec qui que ce soit. Il fallut des hommes inspirés comme Eugraph Kovalevsky pour déceler quel dessein providentiel se dissimulait là, pour comprendre que la France était par grâce divine tout aussi sainte que la Russie et que celle-ci n'avait pas à convertir celle-là, mais simplement à réveiller son âme religieuse endormie. Ce refus du don gratuit qui caractérise les émigrations religieuses, et qui valut à Mgr Winnaert tant de souffrances et à Mgr Jean tant d’inimitiés, ne persiste-t-il pas aujourd’hui ?
Il est clair pourtant que toute naissance débute par une union : la renaissance de l’Orthodoxie en Occident ne peut résulter que de l’union de cet Occident avec l’Orient, en aucun cas de la vassalité de l’un par l’autre.
Enfin, et c'est peut-être moins aisé à accepter et pourtant irrécusable, ce chemin est chemin à la fois de souffrance et de joie. Agonie et mort, puis résurrection ; Semaine sainte et Pâques : c'est le chemin du Christ et celui de tout chrétien, c’est le chemin de l’Eglise du Christ et celui de chacune des Eglises en laquelle l’Eglise une se particularise. Méfions-nous d’une Eglise triomphante, méfions-nous d'une Eglise qui cultive la souffrance : l'Eglise est à la fois et souffrante et triomphante.
Et encore une vérité : le pasteur donne sa vie pour ses brebis. Notre Seigneur lui-même l'a annoncé par son enseignement et prouvé par son sacrifice, Mgr Winnaert et Mgr Jean ont été sur ce point aussi ses imitateurs, tout comme l'apôtre Paul.
Terminons par ce que le père Eugraph Kovalevsky, à la saint Irénée 1959, proclamait au sujet de Mgr Winnaert : « Parce que son âme est universelle et catholique, elle fut crucifiée au monde, et Dieu lui accorde la grâce qu'il a accordée à ses amis : Abraham, Moïse, Basile… Il le fera entrer dans la certitude au-delà de l’espérance et dans la joie qui coule goutte à goutte du martyre. Les échecs répétés l'amèneront à la puissance des temps à venir et consoleront les multitudes » (QV 337).
Bénissons Monseigneur Louis Charles Irénée Winnaert, notre père dans la foi !

Conférence prononcée en février 2007




[1] Cité ici sous l’abréviation QV, le numéro qui suit cette mention indiquant la page.
[2]  Lire aussi dans La Queste de Vérité (pp. 237-243) des extraits substantiels du Mémoire sur l’Eglise catholique-évangélique adressé (probablement en 1933) au patriarcat de Constantinople, qui ne répondit que par le silence.
[3]  Voir dans La Queste de Vérité leurs émouvantes retrouvailles : « Ce n’est pas le fils qu’il attendait, c’est le frère, c’est l’ami, le berger audacieux et fidèle… » (QV 280).
[4]  « Toutes mes études (…) me confirmaient dans les vrais principes catholiques, et je retrouvais ces principes dans toute leur pureté au sein de l’Eglise orthodoxe », écrit-il dans ses Souvenirs d'un prêtre romain devenu orthodoxe (1889).

dimanche 3 mai 2020

Prolégomène I à une histoire de l'Orthodoxie d'Occident



Saint Jean de Saint-Denis et l’Orthodoxie d’Occident


Le réveil de l’Orthodoxie d’Occident[1] : telle fut la mission d’Eugraph Kovalevsky, évêque Jean de Saint-Denis. Divinement inspiré, il comprit que l’Orthodoxie n’avait pas besoin d’être rapportée, importée et réimplantée en Occident, car elle n’était pas morte : elle demeurait latente, endormie, et il suffisait de la réveiller et de la ranimer, ce à quoi il se consacra avec flamme, détermination et compétence. Il écrira plus tard : « Ce sera la lutte de toute ma vie : prouver que l’Orthodoxie occidentale existe et que l’Occident en son instinct est orthodoxe. »

Qui était donc cet homme de Dieu, qui fut à la fois un génie et un saint ? Evgraph Evgraphovitch Kovalesky – nom francisé en Eugraph Kovalevsky - était issu d’une famille d’ancienne noblesse de l’Ukraine, région qui faisait depuis toujours partie intégrante de l’empire russe dont elle constituait le cœur historique – car l’Ukraine est à la Russie ce que l’Ile-de-France est à la France. Cette famille avait donné beaucoup de serviteurs à la Russie : des militaires, mais peu, surtout des juristes, des diplomates, des enseignants…C’est ainsi par exemple qu’un oncle d’Eugraph, le professeur Maxime Kovalevsky, était un sociologue mondialement connu qui partageait son temps entre la France et la Russie. Quant à son père, dénommé lui aussi Eugraph, député à la Douma (Chambre des députés) pendant la période libérale de l’Empire, il obtint, comme rapporteur du budget de l’Instruction publique, un plan de construction de 200 000 écoles primaires. Il mit ensuite ses compétences au service du Concile de Moscou réuni en 1917 – le premier depuis le règne de Pierre le Grand – qui restaura l’Eglise de Russie dans ses fondements traditionnels…. avant d’être tragiquement interrompu par la révolution bolchevique. Sa mère, quant à elle, était professeur d’histoire. Bref c’était un milieu hautement cultivé où, en sus du russe, on parlait couramment trois langues : le français, l’allemand et l’anglais.

Ils étaient trois frères : l’aîné Pierre (1901-1978), le puîné Maxime (1903-1988 ) et le cadet Eugraph (1905-1970). Très unis et pourtant très différents : pour les caractériser d’une façon imagée, on disait que Pierre était toujours à l’heure, Maxime toujours en retard et Eugraph toujours en avance.

Pierre Kovalevsky fut un historien (et professeur d’histoire) de grand talent ; il a, entre autres, publié une remarquable Histoire de la Russie et de l’URSS ainsi qu’une Histoire de l’émigration russe. C’était aussi un théologien de grand talent : citons, entre autres publications, son Saint Serge et la spiritualité russe (dans la collection « Maîtres spirituels »), petit ouvrage hautement recommandable, ou encore l’Exposé de la foi orthodoxe. Ce qui caractérise les travaux de Pierre Kovalevsky, c’est la précision, la rigueur, le tour classique du style. Il n’adhéra pas à l’Eglise fondée par ses frères, restant fidèle à celle de Moscou, mais il soutint leur œuvre de toutes ses forces.

Maxime Kovalevsky était un génie. En mathématiques, en musique et musicologie, en science liturgique. De profession, il était actuaire d’une grande compagnie d’assurances : du temps où l’ordinateur n’existait pas, un actuaire effectuait les calculs de probabilités sur lesquels repose le métier de l’assurance, et ces calculs mathématiques sont les plus complexes qui soient. Sa science de la composition musicale, qu’il avait travaillée auprès de la célèbre Nadia Boulanger, et de la musicologie, de même que l’histoire de la liturgie et la liturgie comparée, qu’il enseigna, il les mit presque exclusivement au service de l’Eglise orthodoxe de France (plus tard Eglise catholique orthodoxe de France) dont il composa toute la musique liturgique. Au fil de ses recherches, il avait découvert qu’à la base du chant grégorien comme à la base du chant byzantin, il existe des « cellules musicales » qui leur sont communes. C’est en partant d’elles qu’il réalisa ses compositions en fonction du génie propre de la langue dans laquelle elles doivent être chantées, le génie du français n’étant pas celui de l’allemand, qui n’est pas celui de l’anglais, etc. Ses enseignements en la matière se trouvent dans deux ouvrages majeurs : Retrouver la source oubliée[2] et L’homme qui chantait Dieu[3]. Selon Nicolas Lossky, « il  a été le plus grand compositeur de musique liturgique du XXe siècle ». C’était aussi un très fin théologien. Sur tous ces sujets, il s’exprimait lui aussi avec grande précision et un sens pédagogique hors du commun. Sa parole était lente parce qu’il cherchait – et trouvait toujours – la formule exacte et sans ambiguïté. Son mot préféré était : la justesse.

Eugraph Kovalevsky enfin. C’était un être de feu, un peu comme Isaïe ; car il avait, entre autres dons, celui de prophétie. Disons aussi qu’il avait commerce ordinairement avec les anges et avec les saints. Ce qui ne l’empêchait pas d’être très réaliste et très concret : c’est très russe, cela, d’être relié à la fois à Dieu-Père et à la Terre-Mère. Simultanément, il s’était totalement intégré à sa patrie d’adoption, la France.
Je parlais de génie : le sien était multiforme. Il avait en commun avec Maxime le génie des mathématiques – et tous deux s’amusaient à se lancer des défis. Le génie des langues. Le génie de la philosophie. Pour ce qui nous concerne, le génie de la liturgie, le génie de l’icône, le génie de la théologie. Ce qui, en résumé, le caractérisait le mieux, c’était l’amour ardent de la Tradition : la Tradition vivante et vivifiante, non la tradition sclérosée et sclérosante. La Tradition dont, enseignait-il, l’ennemi mortel est l’habitude, le conformisme, la routine. Il faut savoir, en pleine conscience et pour le bon motif, transgresser les règles. Et savoir que la miséricorde surpasse nécessairement la justice. Nul mieux que le père Lev Gillet (celui qui signait « Un moine de l’Eglise d’Orient ») n’a mieux décrit Eugraph Kovalevsky. Parlant de son art d’iconographe il écrit : « Un mouvement violent, un impétueux élan vital emportait les personnages. Et ici l’art d’Eugraph rejoignait la voie spirituelle de l’artiste lui-même. Car sa spiritualité était un envol. Il avait, dans ses meilleurs moments, une sorte de légèreté divine, quelque chose de lumineux et d’aérien. La grâce abolissait la pesanteur ».

Adolescent, Eugraph avait été tenté par la vie monastique, et il avait fait un stage, si l’on peut dire, de quelques mois dans un monastère. A la fin, l’archimandrite l’interroge : « Que préfères-tu ? Servir Dieu et être servi par les hommes ? ou bien servir les hommes et être servi par Dieu ? » - « Servir les hommes et être servi par Dieu », répond Eugraph. « Alors, tu n’es pas fait pour nous », conclut l’archimandrite, « retourne dans le monde ». Eh bien, on peut dire que ç’a été la règle de vie d’Eugraph Kovalevsky : embaucher Dieu pour le mettre au service des hommes !

J’ai dit que d’emblée Eugraph avait « senti » l’âme orthodoxe de la sainte France – évangélisée, aimait-il à répéter, mille ans avant la sainte Russie. Et cette âme, où va-t-il la chercher ? auprès des saints locaux. Il multiplie les visites aux saints locaux, c’est-à-dire les pèlerinages. « Sans les saints locaux, sans les lieux saints, » écrit-il, « je ne pouvais respirer. Ils m’étaient aussi nécessaires que l’air et le soleil. »

La plus déterminante de ces rencontres est celle sainte Radegonde. On sait que le tombeau de sainte Radegonde, dans l’église qui lui est dédiée à Poitiers, est surélevé et supporté par trois piliers entre lesquels on passe courbé. Ce que fait Eugraph. Et alors il a une extase. Une vision au cours de laquelle la sainte lui dévoile la mission qu’il doit remplir, avec tous ses détails, y compris les terribles obstacles qui lui seront opposés et les attaques venimeusement « fraternelles » dont il sera la victime … Il sort et, attablé dans un café en face de la basilique, il couche sur le papier la révélation qui lui a été faite. Il remplit des pages et des pages…Elles ont longtemps été perdues ; il semblerait qu’elles aient été retrouvées il y a peu.

Je n’écris pas la vie d’Eugraph Kovalevsky, il y faudrait des heures (et Yvonne Winnaert
[4] l’a fait infiniment mieux :  La Divine Contradiction, en 2 volumes). Ce qui suit sera donc en style télégraphique :
1925 : constitution par Eugraph Kovalevsky et cinq autres jeunes russes de la « Confrérie Saint-Photius » dans le but de « travailler à l’indépendance et à l’universalité de l’Orthodoxie ». Elle est partagée en plusieurs « provinces » dont une, la « Province Saint-Irénée », présidée par lui-même, est consacrée à l’Occident.
1936 : première rencontre d’Eugraph Kovalevsky avec Mgr Winnaert[5].
Sur la documentation fournie par la Confrérie Saint-Photius,
16 juin 1936 : oukase (décret) du métropolite (et futur patriarche) Serge de Moscou instituant l’EGLISE ORTHODOXE OCCIDENTALE.
Décembre 1936 : Mgr Winnaert est reçu dans la communion de l’Eglise orthodoxie.
7 février 1937 (fête de la Sainte Rencontre reportée) : Mgr Winnaert reçoit sa communauté dans la communion de l’Eglise orthodoxe.
3 mars 1937 : Mgr Winnaert naît au ciel.
7 mars 1937 : Eugraph Kovalevsky, ordonné prêtre la veille (à la demande de Mgr Winnaert) célèbre sa première liturgie, celle des funérailles de Mgr Winnaert, dont il prend la suite.
mai 1940- octobre 1943 : captivité du père Eugraph.
L’Eglise est réduite à … trois femmes. Tout est à reconstruire !
15 novembre 1944 : inauguration de « l’Institut français de théologie Saint Denys l’Aréopagite ».
3 février 1945 : publication au Journal Officiel de la déclaration de « l’Association cultuelle de la paroisse Saint-Irénée de l’Eglise catholique orthodoxe occidentale de France ».
1er mai 1945 : première célébration de la liturgie (restaurée) « selon l’ancien rite des Gaules ».
1948 : déclaration de l’« Union des Associations cultuelles orthodoxes françaises. »
23 novembre 1957 : première rencontre du père Eugraph Kovalevsky avec l’archevêque Jean de Bruxelles et d’Europe occidentale pour l’Eglise russe hors frontières (ROCOR), futur saint Jean de San Francisco.
11 novembre 1959 : sur son rapport, l’archevêque est chargé « de l’organisation de la vie ecclésiale de la communauté orthodoxe française en concordance avec le saints canons de la tradition de l’Eglise orthodoxe, avec le maintien par elle du rite occidental ».
8 mai 1960 : l’archevêque Jean concélèbre, en la cathédrale Saint-Irénée, la divine liturgie selon l’ancien rite des Gaules (qu’il avait personnellement étudiée avec minutie).
11 novembre 1964 : le père Eugraph Kovalevsky est sacré dans la cathédrale de San Francisco (dont l’archevêque Jean avait été nommé archevêque en mai). Il reçoit deux noms d’évêque : Jean (en l’honneur de saint Jean de Cronstadt, tout récemment canonisé[6]) et Nectaire (en l’honneur de saint Nectaire d’Egine[7] - dans l’usage, on ne retiendra que le premier des deux. Il est nommé évêque de Saint-Denis (le diocèse catholique romain du même titre n’existait pas encore). En cette occasion, l’archevêque Jean a ces paroles mémorables : « Tu as fait la mission selon les paroles : Allez, enseignez toutes les nations. Le peuple français est dans la joie, mais tu rencontreras des difficultés car la haine est grande […] Aujourd’hui, c’est saint Martin, fête de toute la France. Irénée est ton protecteur par la sûreté de la doctrine. Tu es entouré de saint Jean de Cronstadt, de saint Nectaire d’Egine, mais souviens-toi aussi du métropolite Antoine, ton parent[8], à l’âme universelle, et fait ce qu’il ferait à ta place.
2 novembre 1966 : naissance au ciel de l’archevêque Jean.
30 janvier 1970 : naissance au ciel de l’évêque Jean de Saint-Denis en la fête des Trois Saints Docteurs de l’Eglise, Basile le Grand, Jean Chrysostome et Grégoire de Nazianze [9], un vendredi à 3 heures précises de l’après-midi, en la trente-troisième année de son sacerdoce.
11 juin 1974 : sacre du père Gilles Bertrand-Hardy, ancien vicaire général de Mgr Jean, sous le titre d’évêque Germain de Saint-Denis.
31 janvier 2016 : sacre du père Jean-Louis Guillaud, vicaire épiscopal de Mgr Germain, sous le titre d’évêque Benoît.
2 février 2020 : canonisation de Mgr Winnaert (archimandrite Irénée) et de Mgr Jean sous les titres respectifs de saint Irénée le Nouveau et saint Jean de Saint-Denis. Célébrés le premier le 2 février et le second le 31 janvier.
  
Et maintenant je laisse la parole à saint Jean de Saint-Denis, elle est bien plus éloquente que la mienne.
Archiprêtre JF.V. 

Sous le règne de l'empereur Alexis Comnène (1081-1118), une querelle vint à diviser à Constantinople les hommes instruits dans les choses de la foi et zélés pour la vertu, au sujet des trois saints hiérarques et Pères de l'Eglise : Basile le Grand, Grégoire le Théologien et Jean Chrysostome. Les uns disaient préférer saint Basile aux deux autres, parce qu’il a su expliquer les mystères de la nature comme aucun autre et il s'est élevé au rang des anges par ses vertus. Organisateur du monachisme, chef de l'Eglise entière pour lutter contre l'hérésie, pasteur austère et exigeant quant à la pureté des mœurs, il n'y avait en lui rien de bas ni de terrestre. C'est pourquoi il était, disaient-ils, supérieur à saint Chrysostome qui, par nature, était plus facilement porté à pardonner aux pécheurs.
 
D'autres, prenant le parti de l'illustre archevêque de Constantinople, rétorquaient que saint Chrysostome n'avait été en rien moins zélé que saint Basile pour combattre les vices, porter les pécheurs au repentir et élever tout le peuple à la perfection évangélique. Insurpassable par son éloquence, ce pasteur à la « bouche d'or » a arrosé l'Eglise d'un véritable fleuve de discours, dans lesquels il a interprété la parole de Dieu et a montré comment l'appliquer dans la vie courante, avec une maîtrise supérieure aux deux autres saints docteurs.
 
Un troisième groupe soutenait que saint Grégoire le Théologien leur était supérieur, à cause de la majesté, de la pureté et de la profondeur de son langage. Maîtrisant en souverain toute la sagesse et toute l'éloquence helléniques, il avait atteint, disaient-ils, un tel degré dans la contemplation de Dieu que personne comme lui n'a su exprimer si parfaitement le dogme de la Sainte Trinité.
 
Chacun défendant ainsi l'un des Pères contre les deux autres, la querelle gagna bientôt tout le peuple chrétien de la capitale et, loin de favoriser la dévotion pour les Saints, il n'en sortait que troubles, discordes et disputes sans fin entre les trois partis. C'est alors qu'une nuit les trois saints hiérarques apparurent en songe à saint Jean Mauropos, métropolite d'Eucheita, d'abord séparément puis tous les trois ensemble. Et, d'une seule voix, ils lui dirent :
« Comme tu le vois, nous sommes tous les trois auprès de Dieu et aucune discorde ou rivalité ne nous séparent. Chacun d'entre nous, selon les circonstances et selon l'inspiration qu'il avait reçue du Saint-Esprit, a écrit et enseigné ce qui convenait pour le salut des hommes. Il n'y a ni premier, ni second, ni troisième entre nous ; et si tu invoques l'un de nous aussitôt les deux autres sont présents avec lui. Aussi ordonne à ceux qui se disputent de ne pas créer de divisions dans l'Eglise à cause de nous, car lorsque nous étions en vie tous nos efforts ont été consacrés à rétablir l'unité et la concorde dans le monde. Puis réunis en une fête nos trois mémoires et composes-en l’office en y insérant les hymnes dédiées à chacun d'entre nous, selon l'art et la science que Dieu t'a donnés, et transmets-le aux chrétiens en leur ordonnant de le célébrer chaque année. S'ils nous honorent ainsi, comme étant un auprès de Dieu et en Dieu, nous leur promettions d'intercéder dans notre commune prière pour leur salut ».
Sur ces mots, les saints furent enlevés au ciel dans une lumière infinie, en s'adressant l'un à l'autre par leurs noms.
 
Saint Jean rassembla alors sans retard le peuple et lui communiqua cette révélation. Comme il était respecté de tous pour sa vertu et admiré pour la force de son éloquence, les trois partis firent la paix et tout le monde l'exhorta à se mettre sans retard à la composition de l'office de la fête commune ; il choisit de consacrer le trentième jour de janvier à cette célébration.
 
Les trois hiérarques, trinité terrestre, distincts par leurs personnes mais unis par la grâce de Dieu, nous ont enseigné, tant par leurs écrits que par leur vie, à adorer et à glorifier la Sainte Trinité, le Dieu unique en trois Personnes. Ces trois luminaires de l'Eglise ont répandu par toute la terre la lumière de la vraie foi, au mépris des dangers et des persécutions, et ils nous ont laissé, à nous leurs descendants, ce saint héritage par lequel nous pouvons atteindre aussi la béatitude suprême et la vie éternelle en présence de Dieu, avec tous les saints.
 
En clôturant le mois de janvier par la fête commune des trois grands hiérarques, l'Eglise récapitule en quelque sorte la mémoire de tous les saints qui ont témoigné de la foi orthodoxe par leurs écrits et par leur vie. Avec cette fête, c'est tout le ministère d'enseignement, d'illumination de l'intelligence et des cœurs des fidèles par la parole, que nous honorons. La Fête des trois hiérarques est donc en fait la commémoration de tous les Pères de l'Eglise, de tous ces modèles de la perfection évangélique que le Saint-Esprit a suscité d'époque en époque et de lieu en lieu, pour être de nouveaux prophètes et de nouveaux apôtres, les guides des âmes vers le ciel, les consolateurs du peuple et des colonnes de prière incandescentes qui soutiennent l'Eglise et la confirment dans la vérité.
 
Nouveau prophète et nouvel apôtre, tel fut l’évêque Jean de Saint-Denis de sainte mémoire, premier évêque de l’Eglise orthodoxe de France, égal par son génie théologique à ces immenses Pères. La Providence voulut par un signe manifeste l’associer à eux, puisqu’il naquit au ciel le 30 janvier 1970 à trois heures de l’après-midi. Aussi notre Eglise célèbre-t-elle le même jour, non pas trois, mais quatre saints docteurs.




[1] « Orthodoxie d’Occident » : cette formulation est préférable à celle d’« Orthodoxie occidentale », car l’Orthodoxie n’est ni occidentale, ni orientale, ni septentrionale, ni méridionale : elle est une et unique, de même que la foi orthodoxe. Ce sont les confessions qui sont occidentale, orientale, etc. donc aussi les Eglises.
[2] Editions Présence Orthodoxe, 1984.
[3] Editions Osmondes, 1995.
[4] NB : Prononcer OUINARTE
[5] J’ai relaté cela dans un exposé en réunion du clergé.
[6] 1829-1908. Canonisé en 1964 par l’Eglise russe hors-frontières et en 1990 par l’Eglise de Russie.
[7] 1846-1920.  Canonisé par le peuple (culte autorisé en 1961). A noter que, révoqué de sa fonction d’évêque de la Pentapole, il n’a jamais été réhabilité…
[8] Mgr Antoine Khrapovitsky, qui avait failli être élu patriarche de Moscou en 1917. Il avait été consécrateur de l’archevêque Jean.
[9] Patrons de l’église russe où il avait été ordonné prêtre….