Mariage pour tous, ou
mariage pour quelques-uns
La teneur des arguments, voire des accusations, échangés non
sans virulence dans le débat qui déchire la France au sujet du mariage
homosexuel, m’incite à exposer d’une façon objective et sereine quelques éléments
utiles pour la réflexion. Je dis
« mariage homosexuel » car c’est bien de cela qu’il s’agit tandis que
« mariage pour tous » est un tour de passe-passe sémantique qui, pris
au pied de la lettre, pourrait englober les unions polygames ou encore les unions
incestueuses.
Ceux qui, de part et d’autre, parlent de « tournant de
la civilisation » ou de « crise de la civilisation » sont dans
le vrai, et j’entends montrer en quoi.
Toutes les civilisations traditionnelles sans exception,
partout et toujours – à l’exception notable des régions du monde où la notion
de tradition n’est plus vénérée mais est au contraire moquée et
ridiculisée, c’est-à-dire en bref
l’Europe occidentale et les Etats-Unis d’Amérique – partagent une conception du
mariage identique en ses principes sinon dans ses modalités. Dans cette
conception, le mariage est destiné, et uniquement destiné, à procréer, c’est-à-dire
à fonder ou agrandir une famille et à perpétuer une filiation. Que cette
famille soit monocellullaire, comme dans
la pratique monogame moralement imposée par le judéo-christianisme (encore
qu’il n’en ait pas toujours été ainsi dans le judaïsme puisque les patriarches
d’Israël, il n’est que de citer Abraham ou Jacob, étaient polygames), ou bien
qu’elle soit pluricelluluaire, donc polygamique, ou encore clanique, comme par
exemple en Afrique, sa fonction est partout la même : la perpétuation de
la lignée, avec toutes les valeurs religieuses, morales, coutumières (dans
l’ordre des connaissances comme de la pratique sociale) et enfin matérielles
que cette lignée véhicule et dont il faut impérativement empêcher la
déperdition. D’où l’importance des généalogies, comme on le voit dans la Bible,
et la vénération des anciens, seuls capables de transmettre ces connaissances
de toute nature de génération en génération. Une connaissance n’a de valeur
véritable que si elle est transmise, et non si elle est inventée. C’est ce qui
fait la stabilité en même temps que le caractère routinier des civilisations de
ce type.
C’est à cela, et à cela seulement que servent les
mariages : assurer la pérennité des lignées et, si possible, leur
ascension sociale. Nulle place pour l’amour là-dedans. L’amour, étant par
nature individuel, est une non valeur là où le collectif prime. Pour l’amour
(je parle de l’amour sentiment, non des pulsions sexuelles, très faciles à
satisfaire) il y a les liaisons ou plus exactement les passades qui, comme leur
nom l’indique, sont passagères et n’ont donc pas cette garantie de durée
qu’offre le mariage.
Toutefois les mariages ne sont pas toujours féconds, ou du
moins ne le sont pas toujours de manière à assurer la pérennité dont il s’agit,
laquelle exige qu’elle le soit par les mâles. Ce que je viens d’écrire doit
immédiatement être nuancé en fonction des civilisations et des cultures. Sans
remonter jusqu’aux mythiques amazones, il est des cultures qui admettaient le
matriarcat et par conséquent la transmission par les femmes du pouvoir et de
tout ce qui va avec (Madagascar, Tahiti…). Mais ces situations sont tout à fait
exceptionnelles dans le champ des civilisations traditionnelles. La règle,
c’est la succession par le mâle premier-né, à défaut par le puîné et ainsi de
suite.
Même dans les sociétés chrétiennes traditionnelles, une
succession par les femmes à défaut d’héritier mâle est considérée comme
indésirable car extrêmement fragile et comportant l’inconvénient majeur de
transférer une lignée et son capital (constitué par tout ce qui est énuméré
plus haut) à une autre lignée. A plus forte raison s’il s’agit d’un royaume.
Ainsi le prototype de Barbe-Bleue, le roi d’Angleterre Henri VIII, l’homme aux
six reines, répudia la seconde, Anne Boleyn, et la fit décapiter, parce qu’elle
ne parvenait pas à lui donner un fils. (Ironie de l’histoire, après la mort
prématurée du fils qu’il avait eu avec Anne Seymour, Edouard VI, la couronne
d’Angleterre revint à la fille déclarée illégitime d’Anne Boleyn, qui ne fut
autre qu’Elizabeth Ière [1533-1603]). En France aussi, les répudiations de
reines, encore assez nombreuses au Moyen-Age, tiennent essentiellement à
l’absence d’héritier mâle ou du moins d’héritier mâle en bonne santé, même dans
l’affaire très complexe du mariage malheureux de Philippe-Auguste (1165-1223)
avec Ingeburge de Danemark. Seule exception majeure, l’annulation canonique en
1152 (en place de divorce, le mariage chrétien étant réputé indissoluble) de
l’union conclue 15 ans plus tôt entre le roi de France Louis VII (1120-1180) et
la célèbre Aliénor d’Aquitaine (1122-1204) qui, du jour au lendemain, de reine
de France se retrouva reine d’Angleterre par son union avec Henri Plantagenêt
(1139-1182). Mais c’est là l’exception, exception fameuse qui confirme la
règle.
S’il n’y avait décidément aucun héritier légitime (ou
légitimé) ni mâle ni femelle, intervenait alors l’adoption, procédé qui
implantait un élément venu d’ailleurs dans une lignée autrement vouée à
s’éteindre. L’adoption est un procédé de substitution qui confère à l’adopté la
totalité des droits qu’il aurait eus s’il avait été héritier par le sang et le
met en pleine capacité d’assurer la transmission intégrale de la lignée sur
laquelle il a été greffé.
Quelles sont les chances de réussite d’une adoption ? A
peu près les mêmes que celles d’une greffe végétale si du moins l’enfant est
très jeune et surtout s’il n’a pas subi dans sa petite enfance des traumatismes
qui risquent d’être inhibants. Le seul palliatif, qui peut même être et est
souvent curatif, c’est l’amour. C’est, l’expérience le prouve, le remède à
presque tous les maux et le gage de réussite de cette opération quelquefois
risquée.[1]
Les familles formées dans ces conditions ne s’étendaient pas
seulement dans l’espace mais aussi et surtout dans le temps par la perpétuation
des lignées. C’est la coexistence de ces lignées dans un même ensemble, leurs
alliances ou au contraire leurs confrontations, qui constituaient le tissu
social. La société, c’était la réunion des familles ou lignées. Cela est patent
dans la société féodale, mais ce phénomène ne lui est pas exclusif, on le
trouve identiquement, toutes choses égales d’ailleurs, dans la société romaine
antique ou encore dans la société chinoise.
On est donc autorisé à dire, dans ce schéma, que la famille
est la base de la société et que le mariage en est le ciment. Et c’est ce qui
en fait le caractère sacré. Dans toutes les traditions la vie est sacrée. La
transmission de la vie est elle aussi sacrée. Et le mariage, qui est le mode
naturel de transmission de la vie, et pour tout dire le seul, est par
conséquent sacré. Car la procréation est le moyen inventé par la nature pour
transgresser la mort et l’anéantissement, d’où son caractère sacré. C’est
pourquoi aussi la procréation est bénie par les dieux, et la stérilité symptôme
de malédiction. Cela, c’est une vérité anthropologique. Si théologie il doit y
avoir, elle vient par surcroît. Un exemple. Les penseurs chrétiens considèrent
que le mariage est sacré seulement lorsqu’il a été sanctifié par la religion.
Ils sont dans l’erreur. C’est parce que le mariage est sacré en lui-même pour
la raison que je viens de dire, qu’il a été sanctifié par les religions – car
la religion chrétienne n’est pas la seule à l’avoir fait, les rites des
sociétés dites premières le prouvent abondamment.
Cette conception que j’appellerai patrimoniale du mariage a-t-elle perduré (je me limiterai là à la France)
dans l’état laïcisé de fait, sinon en droit, de la société française à la suite
de la révolution ? Bien évidemment oui, et cela jusqu’à la guerre de 1914,
qui marque le hiatus et même la rupture en France entre la société
traditionnelle et la société moderne. Qu’on lise tous les auteurs, de Balzac à
Labiche, qui ont décrit cette société-là : ce qui est en cause désormais,
ce ne sont plus ces traditions coutumières transmises d’âge en âge comme
auparavant, mais tout crûment, deux valeurs tangibles, la fortune et le rang
social. Et pour cela, le mariage est indispensable comme instrument d’hérédité.
Et l’amour, dans tout cela – l’amour sentiment, voire
l’amour passion, et aussi l’amour sexe ? Eh bien pour cela il y a les aventures,
les conquêtes, les services tarifés des domestiques, des cocottes… et des
gitons qui commencent à paraître en lumière, par exemple avec M. de Charlus
dans A la recherche du temps perdu.
L’amour dans le mariage, c’est exceptionnel, et cela passe même pour une
originalité, voire une excentricité.
La première guerre mondiale a causé une fracture dans la
société : la guerre elle-même (séparation des couples, émancipation de facto des femmes), puis
l’après-guerre. Le nombre des divorces a crû d’une manière exponentielle, on a
même expérimenté le « mariage à l’essai ». La société dans son
ensemble – il y a bien évidemment des exceptions - passe du mariage patrimonial
à ce que j’appellerai le mariage conjugal
où seul compte l’amour, ou l’attrait, entre deux individus. Le phénomène
s’accélère jusqu’à la deuxième guerre mondiale qui - mêmes causes, mêmes effets
– le radicalise.
Cela s’accompagne d’une mutation en profondeur de la société
qui passe d’une organisation en « corps » (les familles au sens
élargi, les lignées…) à un état qu’on peut qualifier de « décomposition
individualiste ». Bien sûr il subsiste des « corps », aucune
société ne peut s’en passer : corps politiques, professionnels,
associatifs… mais ce ne sont plus les corps traditionnels et ils n’ont plus
rien à voir avec le mariage. Ce qu’on appelle encore « les grandes
familles » ne sont plus que le reliquat d’un passé révolu et ne sont plus
les éléments struturants de la société.
Ainsi arrivons-nous à la situation sociale présente :
- le mariage conjugal a pris nettement le dessus, avec pour
conséquence la libération du libre arbitre, ou du libre amour, des individus,
sur qui ne pèse plus un assujettissement sans échappatoire à des contraintes
imposées par des nécessités dépassant infiniment leur individualité ; et
avec pour autre conséquence une fragilité de ce lien conjugal, qu’il y ait ou
non des enfants (élément que j’ai omis jusqu’à présent), fragile parce que
reposant sur des sentiments qui par nature ne sont pas pérennes, sauf s’ils ont
relayés par autre chose. On se marie de plus en plus tard (ou pas du tout)
après plusieurs années de vie commune, ce qui pourrait être gage d’une plus
grande stabilité, et ne l’est pas : le taux de divorces avoisine
actuellement 30 % On se marie moins et on
se démarie plus. D’où de nombreuses familles décomposées puis recomposées,
quelquefois à plusieurs reprises, et un imbroglio des filiations, qui finissent
par ne plus rien représenter pour les enfants alors qu’autrefois elles étaient
l’essentiel ;
- le mariage patrimonial a donc perdu toute valeur sociale puisque ce n’est plus lui le
constituant fondamental, la pierre de base de la société. S’il subsiste encore
fragmentairement dans quelques familles, c’est par attachement de celles-ci à
des principes religieux et moraux et plus du tout à des réalités sociales,
celles-ci s’étant estompées. Et même ces familles-là n’échappent pas à la
contagion. Exemple, l’actuel comte de Paris, prétendant au trône de France, qui
n’a pas hésité à divorcer de sa première femme
la duchesse de Wurtemberg, après
27 ans de mariage et la naissance de cinq enfants… L’instabilité des
mariages va de pair avec une instabilité de la société civile, l’une et l’autre
se reflétant en miroir.
Quid maintenant du mariage homosexuel dans les conditions
présentes ? il est clair qu’il n’a pas et ne peut pas avoir sa place dans
le mariage patrimonial, dont la procréation est le facteur premier et la
conséquence nécessaire. Au point même que l’union d’un homme et d’une femme
fermement décidés à ne pas avoir d’enfants est perçue défavorablement comme un
égoïsme à deux, ce qu’elle est en effet. Si l’union d’un homme et d’un homme, ou d’une femme et d’une femme,
doit en rester à cet égoïsme à deux, les implications sont mineures. A part le
fait que le « turn over » des
relations est bien plus élevé chez les homosexuels que chez les hétérosexuels,
pour une raison que je ne m’explique pas. Et cela même lorsque ces relations
sont officialisées, par exemple par le PACS. Au bout de quatre ans d’existence
du PACS, le taux de rupture chez les homosexuels était de 70 %. En irait-il
autrement si ces relations étaient légalisées par le mariage ? il est
permis d’en douter.
Il est légitime de
s’interroger sur l’opportunité d’aller à contre-courant d’une tradition
universelle et multimillénaire pour régler d’une façon peu durable quelques cas
peu nombreux. Je m’empresse d’ajouter que ceci n’est pas un argument juridique
car le Droit a pour fonction de régler le maximum possible de cas, même
minimes, dans le respect du bien commun. Et on peut ajouter encore à cela que
la durée des mariages entre hétérosexuels tend elle aussi à se réduire, sous l’effet de la libération des mœurs, du
déclin de la morale sociale au profit de la morale individuelle et de ce que j’ai
appelé la décomposition individualiste de la société. Ce que j’ai énoncé plus
haut n’est qu’une considération morale que chacun a à apprécier en conscience.
Il se trouve malheureusement que la question n’est pas aussi
simple, car les homosexuels aussi peuvent avoir, et ont parfois, ce qu’il est
convenu d’appeler « le désir d’enfant », c’est-à-dire le désir d’avoir une descendance. Ceci est
parfaitement légitime, car mariage et procréation sont intimement, je dirai
même viscéralement liés. Alors se présentent les différents moyens que la
médecine offre aux couples qui se révèlent stériles pour une raison ou pour une
autre : insémination artificielle, fécondation in vitro (« bébés
éprouvette »), plus généralement procréation médicalement assistée, qui dans
ces cas ne mettent en œuvre que les spermatozoïdes et les ovules du couple. Dès
lors qu’on va plus loin, surgissent des problèmes éthiques dont il serait
imprudent de sous-estimer l’ampleur. C’est le cas de la gestation pour autrui
(les « mères porteuses ») qui, en raison de l’hétérogénéité des
législations nationales et aussi de leur flou, donne lieu à ce qu’il faut bien
appeler des trafics d’enfants.
Si ces techniques sont transposées aux couples homosexuels,
on voit immédiatement qu’il y aura nécessairement un troisième
partenaire : une femme, pour les couples homosexuels masculins, un homme,
pour les couples homosexuels féminins. D’où une cascade de problèmes de toute
nature : techniques, contractuels, juridiques, financiers peut-être…
Et, si la décision est prise, se posera la question de
l’équilibre psychologique des enfants. Déjà, la maturation des enfants adoptés
ne va pas sans difficultés réelles. Combien plus pour les enfants des familles
recomposées. Dans les autres situations, elles se révèlent généralement plus tard, mais on
constate une revendication croissante des enfants nés dans ces conditions
« anormales », c’est-à-dire hors des normes de la nature, à avoir
accès à leurs vrais géniteurs, et la législation qui primitivement
l’interdisait a dû être assouplie.
Qu’en serait-il alors si les parents (dont l’un seul serait
géniteur) étaient du même sexe ?[2]
Je n’ignore pas qu’au moins l’adoption, qui évite toutes ces sérieuses
difficultés, puisque cette procédure est éprouvée depuis longtemps et, de plus,
strictement encadrée par la loi, est autorisée pour les couples homosexuels en
Belgique, au Danemark, en Espagne, aux Pays-Bas, en Suède et au Royaume-Uni,
pour ne citer que les pays membres de l’Union européenne. Il n’empêche que
cette possibilité n’existe que depuis peu d’années, ce qui ne donne pas un
recul suffisant pour en apprécier scientifiquement les effets psychosomatiques
sur les enfants placé dans cette situation.
Il semblerait donc prudent de faire jouer dans ce cas
extrêmement grave, car il y va de l’avenir de générations entières, ce fameux
principe de précaution invoqué souvent à tort et à travers. Et à plus forte
raison pour la procréation médicalement assistée. Il semblerait que, dans les
débats actuels, les droits de l’enfant,
droits vitaux, aient été traités de
façon surérogatoire.
Une fois le problème analysé dans son entier, que reste-t-il
comme points d’achoppement ?
- une opposition frontale et de principe entre deux
conceptions du mariage, l’une traditionnelle et l’autre novatrice ;
- une interrogation fondamentale sur l’avenir des enfants et
leurs droits à une existence équilibrée.
A chacun de répondre à ces deux questions en conscience et
en raison, sans céder à des pulsions passionnelles.
Ce que j’espère.
Ce que j’espère.
P.S. Le théologien que je suis aussi aurait des arguments d’une
autre nature à développer. Il s’en est bien gardé cette fois-ci. Mais il ne
manquera pas de le faire ultérieurement.
[1]
Un témoignage : le docteur Alain Pompidou, enfant adoptif de Georges et
Claude Pompidou, atteste : « Nous formions un seul et même bloc,
fruit d’un projet que mes parents avaient pu réaliser, en plein milieu de la guerre, visant à avoir
un enfant à eux, même sans parenté biologique. Tout en me redonnant une famille,
ils m’ont prodigié une affection débordante, aussitôt partagée. [… ] Je n’ai
jamais cherché à connaître mes origines. C’est […] parce que mes parents sont
si proches que je ne ressens pas de carence affective. » Georges Pompidou, Lettres, notes et portraits,
1928-1974. Témoignage d’Alain Pompidou. Paris, Robert Laffont, 2012.
[2]
Et je ne mentionne qu’en note la quasi certitude pour un enfant conçu dans ces
conditions d’être stigmatisé au collège comme « fils de pédés » ou
« fils de gouines »…
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