La théologie chrétienne ne connaît pas de divinité abstraite : Dieu ne peut être conçu en dehors des trois personnes. Si " ousia " et " hypostasis " sont presque des synonymes, c’est comme pour briser notre raison, pour nous empêcher d’objectiver l’essence divine hors des personnes et de leur " éternel mouvement d’amour " (saint Maxime le Confesseur). Un Dieu concret, puisque l’unique divinité est à la fois commune aux trois hypostases et propre à chacune d’elles : au Père comme source, au Fils comme engendré, à l’Esprit car procédant du Père.
Le terme de " monarchie " du Père est courant dans la grande théologie du IVe siècle : il signifie que la source même de la divinité est personnelle. Le Père est la divinité, mais justement parce qu’il est le Père, il la confère dans sa plénitude aux deux autres personnes : celles-ci prennent leur origine du Père, unique principe, d’où le terme de " monarchie ". La " divinité source ", dit du Père Denys l’Aréopagite. C’est d’elle en effet que jaillit, en elle que s’enracine la divinité identique et non-partagée, mais différemment communiquée, du Fils et du Saint-Esprit. La notion de monarchie note donc d’un seul mot l’unité et la différence en Dieu, à partir d’un principe personnel. Le plus grand théologien de la Trinité, saint Grégoire de Nazianze, ne peut évoquer ce mystère que par de véritables poèmes, seuls capables de faire surgir un au-delà des mots. " Ils ne sont pas divisés en volonté, écrit-il, ils ne sont pas séparés en puissances ", ni en aucun autre attribut. " Pour tout dire la divinité est non partagée dans les partageants. " " Dans trois soleils qui se compénétreraient, unique serait la lumière ", car le Verbe et l’Esprit sont deux rayons d’un même soleil, ou " plutôt deux soleils nouveaux ".
Ainsi la Trinité est-elle le mystère initial, le Saint des Saints de la réalité divine, la vie même du Dieu caché, du Dieu vivant. Seule la poésie peut l’évoquer, justement parce qu’elle célèbre et ne prétend pas expliquer. Toute existence et toute connaissance sont postérieures à la Trinité et trouvent en elle leur fondement, La Trinité ne peut être saisie par l’Homme. C’est elle qui saisit l’homme et suscite en lui la louange. Hors de la louange et de l’adoration, hors du rapport personnel de la foi, notre langage, parlant de la Trinité, est toujours fausse. Si Grégoire le Théologien écrit des Trois qu’" ils ne sont pas divisés en volonté ", c’est que nous ne pouvons dire que le Fils a été engendré par la volonté du Père : nous ne pouvons pas penser le Père sans le Fils, il est Père-avec-un-Fils, c’est ainsi de toute éternité, il n’y a pas d’acte dans la Trinité et parler même d’état impliquerait une passivité qui ne saurait convenir. " Lorsque nous visons la divinité, la cause première, la monarchie, le Un nous apparaît : et lorsque nous visons ceux en qui est la divinité et qui procèdent du principe premier en même éternité et gloire, nous adorons les Trois˝ (saint Grégoire de Nazianze).
La monarchie du Père n’impliquerait-elle pas une certaine subordination du Fils et de l’Esprit ? Non, car un principe ne peut être parfait que s’il est le principe d’une réalité qui l’égale. Les Pères grecs parlaient volontiers du " Père-cause ", mais ce n’est qu’un terme analogique dont l’usage purifiant de l’apophatisme nous permet de mesurer la déficience : dans nos expériences la cause est supérieure à l’effet : en Dieu, au contraire, la cause comme accomplissement de l’amour personnel ne peut produire des effets inférieurs : elle les veut égaux en dignité, elle est donc aussi la cause de leur égalité. En Dieu d’ailleurs, il n’y a pas extraposition de la cause et de l’effet, mais causalité à l’intérieur d’une même nature. La causalité ici ne suscite pas un effet comme dans le monde matériel, ni un effet qui se résorbe dans sa cause, comme dans les hiérarchies ontologiques de l’Inde et du néoplatonisme, elle est seulement l’image impuissante d’une inexprimable communion. Le Père " ne serait le Principe que de choses mesquines et indignes, bien plus, il ne serait Principe que d’une façon mesquine et sans dignité, s’il n’était pas le principe de la divinité et de la bonté qu’on adore dans le Fils et le Saint-Esprit : dans l’un comme Fils et Verbe, dans l’autre comme Esprit procédant sans séparation " (saint Grégoire de Nazianze). Le Père ne serait pas une véritable personne s’il ne l’était pros, vers, entièrement tourné vers d’autres personnes, entièrement communiqué à elles qu’il rend personnes, donc égales, par l’intégralité de son amour.
La Trinité n’est donc pas le résultat d’un processus, mais une donnée primordiale. Elle n’a de principe qu’en elle, non au-dessus d’elle : rien ne lui est supérieur. L’arché, la monarchie, ne se manifeste que dans, par et pour la Trinité, dans le rapport des Trois, dans un rapport toujours ternaire, à l’exclusion de toute opposition, de toute diade.
(à suivre)
Extrait de Théologie dogmatique, conférences orales enregistrées. transcrites et préparées par Olivier Clément
Merci à mon ami A Valle Sancta ( http://blog.avallesancta.com/) de m'avoir signalé la prochaine parution de ce livre à l'occasion des Journées du Livre orthodoxe, les 17 et 18 février que j'ai annoncées dans un billet du 11 février
voir ttp://www.orthodoxie.com/2012/02/les-nouveaut%C3%A9s-aux-journ%C3%A9es-du-livre-orthodoxe-et-autres-nouvelles.html
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