Christ, Seigneur et Fils de Dieu, Libre réponse à l’ouvrage de Frédéric Lenoir, Paris, Lethielleux, 2010, par le P. Bernard Sesboüé, s. j.
Cet ouvrage de Frédéric Lenoir, directeur du « Monde des religions », est intitulé Comment Jésus est devenu Dieu (Paris, Fayard, 2010) et son titre, délibérément provocant, résume bien la double thèse de l’auteur : les apôtres et disciples directs de Jésus-Christ n’ont nullement cru qu’il était Dieu lui-même, ce sont les conciles aux ordres des empereurs, à commencer par celui de Nicée présidé par Constantin en personne, qui l’ont divinisé a posteriori. Le livre, bien documenté et intelligemment présenté, est fait pour emporter rationnellement la conviction ; et de fait, aux yeux de la raison, l’incarnation de Dieu (et pas seulement d’un dieu) est une impossibilité, un non-sens : l’objection n’est pas très nouvelle, Celse, au IIe siècle, raisonnait déjà de la sorte. Tandis qu’une divinisation a posteriori ne serait pas plus choquante, car n’entraînant pas davantage de conséquences, que l’apothéose décernée après leur mort aux empereurs romains.
On voit bien à quel point cette thèse est perfide, au sens précis du terme, c’est-à-dire ennemie de la foi. Car, si elle vraie, toute l’économie du salut s’effondre, et en particulier la réparation de la chute et la déification des hommes n’ont plus de réalité.
D’où l’intérêt que présentait a priori pour moi, comme pour tout autre chrétien, la réfutation, ou plutôt la « réponse » du P. Sesboüé, jésuite, théologien catholique réputé et auteur de très nombreux ouvrages. Hélas, je ne puis dissimuler ma déception…
Certes, le P. Sesboüé contredit la thèse de Frédéric Lenoir, en prouvant, textes en main, que les apôtres dès après la résurrection ont cru à la divinité personnelle de Jésus, et que les empereurs ne sont pas directement intervenus dans la formulation des définitions dogmatiques des conciles, mais bien plutôt dans leur acceptation, pour mettre fin aux désordres et aux affrontements que les hérésies provoquaient dans la société. Tout cela, à la lecture de son ouvrage, est acquis. Mais…car il y a un « mais ».
D’abord, il est bien dommage que le P. Sesboüé entonne à son tour la vieille antienne de Constantin devenu arien et baptisé sur son lit de mort par un évêque arien, Eusèbe de Nicomédie. Le professeur Pierre Maraval a fait justice de cette légende en particulier dans sa belle biographie Constantin le Grand, empereur romain, empereur chrétien (306-337), (Paris, Tallandier, coll. "Biographies", 2011) : il y montre que l’empereur était mû avant tout, non par des convictions dogmatiques ( il n’était pas un « empereur théologien », au contraire de Justinien au VIe siècle ) mais par la nécessité de maintenir l’ordre dans l’Empire ; et il rappelle ce qu’il avait précédemment montré, à savoir qu’Eusèbe de Nicomédie, certes lié à Arius, avait fini par souscrire aux articles de Nicée : il était bien trop opportuniste pour avoir des convictions ancrées…
Cette inexactitude est cependant secondaire. Ce qui me contrarie vraiment, ce sont les concessions excessives à mon gré que le P. Sesboüé juge bon de faire à celui qu’il appelle son « partenaire ». Par exemple, il considère que la foi des disciples en la divinité du Christ leur est venue après sa résurrection et que certains passages des évangiles ont été remaniés en ce sens. Aucun théologien orthodoxe ne saurait admettre pareille assertion qu’aucun Père de l’Eglise non plus n’aurait admise. Ainsi, l’admirable confession de foi de Simon-Pierre : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant » (Matthieu 16, 16) serait, écrit le P. Sesboüé, « sans doute…une rétroprojection de la titulature de l’Eglise primitive sur la personne de Jésus d’avant Pâques » (p. 37).
Comment ne pas voir que c’est donner à l’adversaire (que, moi, je qualifie tel) un argument presque imparable : ainsi cette confession de foi qui est, dirai-je en paraphrasant saint Paul, la colonne et la base de la vérité, serait un ajout a posteriori ! C’est la thèse même de Lenoir, seule diffère l’époque de l’ajout !
Tous les théologiens orthodoxes, à la suite des Pères, considèrent cette proclamation comme le fondement même de l’Eglise du Christ, ce que les propres paroles de Jésus confirment : « Tu es bienheureux, Simon, fils de Jonas, parce que ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais mon Père qui est dans les cieux. Et moi, je te dis que tu es Pierre, et que sur cette pierre je bâtirai mon église, et les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle. » L’orthodoxie unanime professe que cette confession de foi révélée par le Père céleste et prononcée par Simon-Pierre est la pierre de fondation de l’Eglise, et nullement la personne de l’apôtre, lequel n’a donc aucune préséance sur les autres. Mais quoi qu’il en soit de cette importante question, si la profession de foi de Pierre a été actualisée après coup, quid de la proclamation solennelle (« et moi, je te dis… ») du Christ ? Est-elle aussi arrangée, trafiquée ? Alors la base de l’Eglise s’effondre, et l’Eglise elle-même aussi. Elle n’est plus qu’un édifice humain, « trop humain ». Et, pour paraphraser encore l’apôtre Paul, « vaine est notre foi, vaine notre prédication, et nous sommes des menteurs devant la face de Dieu ».
Faire des concessions au cours d’une disputatio peut être un moyen dialectique utile, mais pas au détriment de la thèse que l’on défend. C’est malheureusement le cas ici.
C’est pourquoi je dois renvoyer quittes les deux contradicteurs, et cela me cause un vif déplaisir.
Cher a Tribus Liliis,
RépondreSupprimerceci est en effet bien contrariant. Voir un représentant de l'Eglise faire de telles concessions aux adversaires de l'Eglise. En effet, et ceci pourrait plaire à beaucoup, si l'on admettait que les Evangiles on été "manipulés" tout l'édifice du christianisme s'effondrerait. Mais de la même façon ne pourrions-nous pas douter de toute l'Ecriture ?
Et donc du fondement de toute religion ?
le malin est bien toujours à l'oeuvre dans ce monde et emploie souvent les moyens les plus détournés pour atteindre son but. Et souvent, la tolérance et la rationalité en sont de bons exemples quand elles ne sont plus guidées par les lumières de la foi.
Esh494
Oui, mon cher frère, le Malin est malin...
RépondreSupprimerSi l'on ne s'arc-boute pas sur les Ecritures, il n'y a aucune raison que la critique contestatrice s'arrête en route. A la rigueur, peu importe que les évangélistes ne soient pas les auteurs de tous les évangiles qui portent leurs noms, que toutes les épîtres attribuées à saint Paul ne soient pas de lui (thèses auxquelles pour ma part je n'adhère pas), mais je m'en tiens à cette proclamation de saint Paul : "Toute Ecriture est inspirée de Dieu, et utile pour enseigner, pour convaincre, pour corriger, pour instruire dans la justice." (2 timothée 3, 16) Si l'on ampute l'Ecriture, on bride le Saint-Esprit.
Bien d'accord avec vous mes frères ! Me voilà également déçu par l'ouvrage de Sesbouë qui cède ainsi au relativisme ambiant. On vit dans une période étrange, laissez moi vous faire part d'une anecdote personnelle l'illustrant :
RépondreSupprimerJe discute avec l'un de mes plus proches amis, auteur de plusieurs livres sur Maître Eckhart et la mystique rhénane. Je lui fait part de ma vision du monde qui, comme vous le savez, n'a rien d'exceptionnelle mais se situe dans l'orthodoxie la plus simple.
Il me dit : "C'est vraiment exceptionnel ton point de vue !"
"Exceptionnel ? dis-je, tu es un spécialiste universitaire de la théologie médiévale, ma vision s'inscrit dans la tradition chrétienne, elle n'a rien d'exceptionnelle."
"En effet me concède-t-il, et c'est vraiment très beau comment tu vois les choses, tout cet amour divin, tout ce sens à la vie... Mais en même parfois tu m'effrayes..."
"Je t'effraye ? *je ris, amusé* Qu'ai je d'effrayant ?"
"Mais justement, tu es effrayant parce que tu y crois ! Tout cela est intéressant comme abstraction intellectuelle, mais pas vraiment pour y croire. Croire, c'est imaginer qu'on a la vérité or il n'y a pas de vérité..."
Nous vivons dans une société où il n'y a plus de bien, plus de mal, plus d'absolu, plus de sens et forcément plus de Dieu, tout se vaut et tout est nivelé, poli et lissé. Dans cette configuration, je me fais souvent la réflexion que même les hommes d'Eglise cède à cette uniformisation (laïcarde ?)des consciences. S'écarter du cynisme doux amer ambiant, c'est passer pour un original, un doux rêveur ou un excité.
Et de fait, ce jugement se pose à postériori sur les personnalité du passé, la société relit l'histoire selon son regard : Jésus ? Un homme bon et sage qu'on respecte et qu'on aime mais qu'on aime tellement qu'il est inconcevable qu'il ait pu vraiment se croire Dieu !
Les apôtres ? Aussi des chouettes types, pas possible qu'ils aient pu "vraiment" croire eux aussi !
La plaie en France et en Belgique (je pense que c'est un peu différent dans les pays Anglo-Saxons), c'est ce relativisme politiquement correct et laïcard qui tient le haut du pavé dans l'intelligentsia.
Finalement, nous sommes presque dans l'état sociétal d'avant Constantin, quand les chrétiens étaient la cible du rationalisme philosophique ambiant. Nous sommes presque revenu dans une société païenne...
Mon cher Sébastien, l'anecdote que vous relatez est hautement significative. Elle illustre au passage un fait auquel on pense généralement peu : c'est que l'intelligence est ductile, elle est plastique et peut se conformer à toute forme sans du tout préjuger du fond. Una autre anecdote pour corroborer cela. Au cours d'une journée consacrée à l'évêque Jean de bienheureuse mémoire, un intervenant présenta un exposé limpide, exact, complet, de son ecclésiologie. Chacun était sous le charme. Et lui de conclure : bien entendu, je n'adhère absolument pas à ce que je viens de détailler devant vous.
SupprimerC'est ce qui se produit avec votre ami (je crois savoir de qui il s'agit : ne se prénomme-t-il pas Benoît ?). Il peut déployer son intelligence et sa science pour présenter une analyse métaphysique, parfaitement possible et licite, de la pensée de maître Eckhardt, mais l'analyse de sa mystique sans laquelle sa pensée serait boîteuse, est déficiente, d'autant que l'analyse d'une mystique est une contradiction dans les termes. C'est comme opérer une dissection pour trouver la vie au bout du scalpel.
J'adhère évidemment à l'ensemble de votre analyse. Lamennais, âme sublime dont il ne reste presque rien (sur cette terre, j'entends), a débuté dans la vie littéraire par un essai alors fameux "De l'indifférence en matière de religion". Je pense que ce qui caractérise notre époque, du moins dans les sociétés occidentales, c'est une indifférence généralisée, que vous qualifiez de relativisme, et qui est un relativisme désabusé et sceptique : tout vaut tout, et tout ne vaut rien.
Est-ce vrai partout ? Je ne pense pas. Je crois que ce mal de la décadence touche uniquement les sociétés occidentales ou occidentalisées. Il suffit de considérer le monde musulman pour s'en convaincre : quelle vitalité, souvent violenté !
Sommes-nous ramenés à l'époque d'avant Constantin ? Oui et non. Avant l'édit de Milan en 313, les chrétiens étaient en proie à des persécutions sanglantes ; il n'y en a plus en Europe, mais ailleurs, si, et pas tellement loin de l'Europe. En revanche ils sont en butte à des persécutions sociales, intellectuelles, provocatrices souvent, comme avant, sous et après Constantin, quand il était mal vu de l' "intelligentzia" d'être chrétien ; qu'on se souvienne que l'empereur Julien était "l'ami des philosophes". Cela n'a changé, et par la force! qu'à partir de Théodose. De nos jours, nous avons assisté à une évolution inverse : de dominateurs qu'ils étaient au XIXe siècle, les chrétiens sont devenus dominés. Est-ce vraiment un mal ? L'évangile dominateur, voilà qui ne me plaît guère !
Cela me rappelle un propos du pape Chenouda d'Alexandrie à mon évêque : "vous avez 8 millions de musulmans en France ? Quelle chance ! ils vont vous obliger à devenir chrétiens !"
En fait ce n'est pas exactement ce qui s'est passé, peut-être parce que les coptes sont vigoureux et les Français avachis... mais pas tous quand même.
Ce qui me frappe, c'est la vigueur étonnante du christianisme en Afrique et en Amérique latine, c'est-à-dire parmi les peuples les plus démunis, les laissés pour compte de la mondialisation, les "damnés de la terre", tandis que les nantis s'en désintéressent et s'en moquent. Mais n'en était-il pas de même aux premiers temps de l'évangélisation ?
Au total, je suis plein de confiance, car les ténèbres ne peuvent pas étouffer à jamais la lumière de la vérité.
Merci beaucoup, Sébastien, pour votre intervention : recommencez souvent §