Que le Rite rectifié ait un caractère chrétien, ce n’est plus contesté par personne. Mais l’acceptation de ce fait, qui est une vérité d’évidence, ne va pas sans restrictions qui en restreignent plus ou moins sensiblement la portée. Ainsi, d’aucuns le disent « christique » plutôt que chrétien, au prix d’une distorsion du sens du terme, qui ne signifie nullement « d’un christianisme atténué », comme ils pensent, mais, en bonne langue, « qui se rapporte à la personne du Christ ». En quoi le Rectifié est à la fois chrétien et christique. Qui qu’en grogne, aurait dit Robert Amadou.
D’autres, et c’est le cas d’un auteur réputé comme Guy Verval, soutiennent que ce christianisme-là n’est pas cultuel mais culturel, que c’est une réminiscence de la sociabilité du XVIIIe siècle, tout comme l’épée, et que ni l’une ni l’autre n’ont plus de valeur spirituelle : que c’est du décorum.
D’autres enfin, plus subtilement, affirment que ce caractère chrétien ne devient affirmé et ostensible qu’à partir du quatrième grade de Maître écossais et qu’il n’apparaît pas dans les grades précédents, ceux-ci relevant de la « vulgate maçonnique », laquelle, dans tous les rites, est exclusivement vétéro-testamentaire, puisque prenant appui en tout et pour tout sur le temple de Salomon. Guy Verval, toujours lui, est là-dessus catégorique. Tous prennent texte de plusieurs passages de l’Instruction finale du frère nouveau reçu au quatrième et dernier grade symbolique de Maître écossais dans le Régime rectifié. Ces passages seraient à citer intégralement, limitons-nous à quelques extraits :
« …Vous avez été prévenu qu’il viendrait un moment où vous seriez tenu de vous expliquer nettement, précisément, et de faire connaître sans détour, sans ambiguïté, vos véritables opinions religieuses, et on ne vous a pas dissimulé que vos progrès ultérieurs dépendraient toujours de leur conformité avec celle de l’Ordre. […]
« Ceux de vos frères qui ont été chargé de votre préparation pour chacun des grades précédents vous ont toujours dit que de votre croyance, considérée comme le premier garant des vertus maçonniques, dépendraient vos progrès ultérieurs dans l’Ordre. Ce qu’ils vous ont dit alors privément, nous vous le disons aujourd’hui tout haut et sans mystère, parce que le moment est venu de le dire. »
Vient alors la fameuse phrase qui a suscité tant de commentaires :
« Oui, l’Ordre est chrétien ; il doit l’être, et il ne peut admettre dans son sein que des chrétiens, ou des hommes disposés à le devenir de bonne foi, à profiter des conseils fraternels par lesquels il peut les conduire à ce terme. »
Conclusion : le Régime rectifié peut admettre en son sein des non chrétiens, ou des non encore chrétiens, sous la réserve expresse de les faire devenir chrétiens. C. Q. F. D.
C’est cette conclusion, et le raisonnement qui y conduit, que je veux battre en brèche.
Pareille interprétation méconnaît quantité d’affirmations qui la disqualifient catégoriquement, et cela dans le texte même dont on prétend s’autoriser. Que lit-on dans le paragraphe qui précède immédiatement celui dont a été extrait le passage ci-dessus :
« …les instructions que vous recevez depuis longtemps vous font assez connaître pourquoi les juifs, les mahométans, et tous ceux qui ne professent pas la religion chrétienne, ne sont pas admissibles dans nos loges. »
« Dans nos loges » : pas « dans nos loges écossaises », pas « au grade de maître écossais » ; non, « dans nos loges », c’est-à-dire dès le grade d’apprenti. Et pourquoi cela ? Par antisémitisme, comme en a proféré l’accusation Jean Granger, brisant avec son passé de Grand Prieur du Grand Prieuré des Gaules ? Par sectarisme ? Point du tout :
« Car il est évident que l’admission d’hommes, tant recommandables soient-ils d’ailleurs, mais qui ne peuvent donner pour la validité de leurs engagements dans l’Ordre la seule garantie qu’il exige partout depuis un temps immémorial, serait une contradiction inconcevable dans ses principes et sa doctrine… »
Et quelle est cette « seule garantie » indispensable ? Elle a été explicitée précédemment :
« C’est pourquoi, depuis bien des siècles, depuis l’époque incertaine où les descendants des initiés du temple de Jérusalem, ayant été éclairés par la lumière de l’évangile, purent, avec son secours, perfectionner leurs connaissances et leurs travaux, tous les engagements maçonniques, dans toutes les parties du monde où l’institution s’est successivement répandue, sont contractés sur l’évangile, et spécialement sur celui de saint Jean, dans le quel ce disciple bien-aimé, éclairé par une divine lumière, a établi avec tant de sublimité la divinité du Verbe incarné. C’est sur ce Livre saint que depuis votre premier pas dans l’Ordre vous avez contracté tous les vôtres. »
Ici, se pose une question simple : quelle valeur aurait un engagement contracté sur un Livre saint à la sainteté duquel on ne croirait pas ? dont on ne recevrait pas la révélation ?
Et qu’on n’objecte pas que tout cela n’est exprimé en clair qu’à ce grade, ce serait une contre-vérité. Quelle est la formule par laquelle le profane s’engage dans l’Ordre ?
« Moi, …, je promets sur le saint Evangile, en présence du Grand Architecte de l’Univers, et je m’engage sur ma parole d’honneur, devant cette respectable assemblée, d’être fidèle à la sainte religion chrétienne, etc. »
Le « saint » Evangile, la « sainte » religion chrétienne… N’est-ce pas assez martelé ? et, auparavant, le Vénérable Maître a averti le récipiendaire :
« Celui qui est la Vérité même a dit : Heureux ceux qui ont cru sans avoir vu. » : citation textuelle de l’évangile selon saint Jean (20, 29), l’évangile même sur lequel est pris le serment. Et le Vénérable Maître d’ajouter :
« Souvenez-vous donc de ces choses lorsque vous méditerez ce qui est écrit dans ce saint évangile. C’est sur le prix que vous devez attacher que nous fondons notre confiance pour la sincérité et la stabilité de l’engagement que vous allez contracter. La droiture de votre cœur en est la base, la religion doit en être le gage à jamais. »
En bref, le fondement de l’engagement de l’apprenti dans l’Ordre, qui en garantit la stabilité, c’est la religion, mais pas n’importe laquelle : celle qui est révélée dans l’évangile de saint Jean, la religion du Christ, Verbe incarné.
Tout cela est, non pas seulement affirmé, mais solennellement proclamé dans la Règle maçonnique. Là, certains se récrieront, affirmant tout uniment qu’elle ne fait pas véritablement partie des textes fondateurs, qu’elle a été ajoutée postérieurement, etc. Tout cela est bel et bon, sauf que c’est faux. La règle maçonnique a été adoptée au convent de Wilhelmsbad en sa séance du 15 août 1782, la veille de l’adoption du catéchisme (c’est-à-dire de l’instruction par demandes et réponses) et de l’instruction morale du grade d’apprenti :
(cf. mon billet du 27 janvier 2012
Elle est donc exactement contemporaine des rituels mis au point et imprimés sur place à Wilhelmsbad. Or, qu’y lit-on ?
« Rends donc grâce à ton Rédempteur ; prosterne-toi devant le Verbe incarné, et bénis la Providence qui te fit naître parmi les chrétiens. Professe en tous lieux la divine religion du Christ, et ne rougis jamais de lui appartenir. L’Evangile est la base de nos obligations ; si tu n’y croyais pas, tu cesserais d’être maçon. » (Article I, paragraphe II)
N’est-ce pas assez ? voyons ce qu’enseigne l’Instruction morale pour le grade d’apprenti franc-maçon déjà mentionnée :
« L’Evangile est la loi du maçon, qu’il doit sans cesse méditer et suivre. »
Et puis, comme j’ai mentionné l’épée en commençant, je ne résiste pas à citer la phrase qui suit immédiatement :
« L’épée qui était posée par-dessus signifie la force de la foi en la Parole de la Vérité [c’est-à-dire le Verbe] sans laquelle la loi seule ne saurait conduire le maçon à la Vraie Lumière. »
Où donc est l’Ancien Testament dans tout cela ? Nulle part. Il n’y a que le Nouveau. On objectera le temple de Salomon. Oui, certes, il joue un grand rôle, mais en renvoyant à autre chose que lui-même. C’est un « type fondamental » car :
« … ce temple mémorable fut et sera toujours, tant par lui-même que par les grandes et étonnantes révolutions qu’il a éprouvées, le type général de l’histoire de l’homme et de l’univers. »
Si au demeurant la présence du roi Salomon suffisait à conférer à quoi que ce soit un caractère vétéro-testamentaire, alors toutes les cathédrales sur la façade desquelles il figure (en tant qu’ancêtre et préfigure du Christ) ressortiraient de l’Ancienne Alliance !
Ce qui est en outre à noter, c’est qu’à la différence des autres rites maçonniques, ce n’est pas Salomon qui, au rectifié, joue le rôle prépondérant, c’est Hiram.
Le mot de la fin reviendra à l’Instruction morale déjà mentionnée. Il s’agit de la batterie d’apprenti :
« Les deux premiers coups précipités désignent la loi de nature qui fut donnée à l’homme pour le diriger dans le premier âge du monde, et la loi écrite qui fut donnée à Moïse sur le mont Sinaï dans le second âge. Mais le dernier coup vous indique la perfection de la loi de grâce pour le troisième, et la force qui résulte pour le chrétien de la réunion de toutes et de l’accomplissement des deux premières. »
Bref, tous les travaux de tous les maçons rectifiés de tous grades se déroulent sous les auspices de la loi de grâce, qui est parfaite. Chercher à les faire rétrograder vers l’inachèvement et l’imperfection est une entreprise inconséquente que seule l’ignorance peut expliquer sans l’excuser.
Cher Monsieur,
RépondreSupprimerTout d'abord, je vous prie d'avance d'excuser mon ignorance.
Le raisonnement de votre démonstration du caractère néo-testamentaire des grades bleus se résume ainsi:
Les grades bleus sont chrétiens donc les grades bleus ne sont pas vétéro-testamentaires.
Certes, les grades bleus ne sont pas exclusivement vtéro-testamentaires, puisque justement ils sont chrétiens - et dans une bible il y a 2 testaments.
La structure même du rectifié rappelle ce caractère "Complètement" Chrétien par les 4 vertus cardinales (livre de la sagesse) et les 3 théologales attachées à chaque grade.
Les références comme celle-ci ne manquent pas dans les rituels de Willermoz.
Pourquoi donc résumer le christianisme au seul nouveau testament? La nouvelle alliance remplace l'ancienne, mais ne l'exclut pas.
Bien à vous
Vous avez parfaitement raison sur le plan des principes. Mais la raison d'être de mon étude est simple : toute la maçonnerie est placée sous le signe de Salomon et toutes ses références et tous ses symboles se rapportent à l'Ancienne Alliance. Toute la maçonnerie - hormis la maçonnerie rectifiée, qui n'est pas placée sous le signe de Salomon mais sous le signe du Christ. Ses trois premiers grades, vous avez raison de le souligner, ne sont donc pas exclusivement vétéro-testamentaires, ils le sont en tant qu'annonciateurs de la Nouvelle Alliance, de la religion chrétienne, qui est invoquée dès le grade d'apprenti, comme je le montre. Salomon y est présent comme antitype (comme dit saint Irénée) du Christ - et son ancêtre. C'est de la même façon , ainsi que je l'écris, qu'il est présent sur les façades des cathédrales.
RépondreSupprimerCe que j'ai voulu combattre, c'est la tendance trop répandue de ramener la maçonnerie rectifiée à la norme commune de la maçonnerie salomonienne : la maçonnerie rectifiée n'est pas soluble dans la maçonnerie universelle.
Comme vous ma paraissez moins ignorant que vous ne l'affirmez, vous connaissez probablement ce passage de l'Ancienne à la Nouvelle Loi figuré par saint Jean Baptiste.
Merci pour votre contribution.