N’en déplaise à la vulgate maçonnique, si la tolérance est
une vertu, j’entends montrer que cette vertu est passive et contrainte, qu’elle
n’est pas pérenne, et par conséquent que ce n’est pas une vertu. Je le ferai en
m’appuyant sur les réalités concrètes et non au moyen de ratiocinations
déployées dans le vide.
Sans m’appesantir (mais sans néanmoins me priver du plaisir
de la citer) sur la fameuse boutade de Claudel : la tolérance, il y a des
maisons pour ça ! (d’ailleurs il n’y en a plus), je dirai que le langage
ordinaire nous fournit déjà une indication utile. Tolérer ne signifie nullement
accepter, accueillir, apprécier ; cela signifie supporter de plus ou moins
bon gré, plus ou moins sous la contrainte. Rapportons-nous à la physiologie et
prenons le cas d’un organe du corps humain, l’estomac par exemple : on
dira que l’estomac a bien (ou mal) toléré telle nourriture, tel médicament, tel
acte médical comme l’introduction d’une sonde. L’aspect passif et /ou
contraint de la tolérance est ici patent. Et cette tolérance est de plus
limitée dans sa durée et dans ses proportions. Le mode d’existence d’un organe
quel qu’il soit est de préserver intacte son identité, d’empêcher qu’elle
soit altérée, qu’elle devienne autre,
ce qui risque de se produire s’il y a intromission d’un élément ou d’un corps étranger. En ce cas se déclenchent des
mécanismes de défense : c’est le processus de l’immunité. Et la tolérance
va nécessairement prendre fin de deux façons possibles, et deux seulement :
ou l’assimilation (par digestion, etc.) ou l’expulsion par rejet. Ainsi, si
l’on veut qu’un corps étranger reste à demeure par le moyen d’une greffe
(d’organe ou de matériel : cœur artificiel, etc.) il faut annihiler ces
défenses naturelles pour instaurer une tolérance forcée (d’où un risque réel
d’échecs). Ce qui vaut pour tous les organes vaut aussi pour cet ensemble
d’organes, lui-même grand organe, qu’est le corps humain. Si par malheur ce
corps étranger ne peut être ôté ou expulsé (par exemple un éclat d’obus, ou
tout autre intrus), alors le tissu commence à se désagréger tout autour :
c’est la gangrène. Et si l’on n’intervient pas pour amputer, pour séparer du
corps le membre qui lui devient étranger,
indésirable et dangereux, c’est alors le corps tout entier qui se
désorganise, qui tombe en lambeaux : tel fut ce qui advint au malheureux
roi Louis XVIII avant même sa mort…
On voit aisément que tout ce qui vient d’être dit est
transposable terme à terme à cet organe particulier qu’est la société humaine.
Toute société humaine quelle qu’elle soit fonctionne en cas d’intromission
d’éléments étrangers selon le processus de tolérance-assimilation ou tolérance-rejet,
pour la bonne et simple raison que c’est un processus naturel et que la société humaine est certes un corps social mais
aussi un corps naturel, gouverné par les lois de la nature. Et de même qu’il
existe dans la nature physiologique un seuil
de tolérance à partir duquel se déclenchent les mécanismes de défense, de
même en existe-t-il un dans la nature sociologique, comme l’a démontré Alfred
Sauvy, qui l’a évalué à quelque 10 % de la population d’un groupe social déterminé se comportant comme un
organisme ; au-delà de ce seuil l’assimilation devient impossible et alors
se déclenche quasi inévitablement le mécanisme de rejet.
On m’objectera peut-être que cette conception organiciste est issue des écrivains
contre-révolutionnaires, en particulier Bonald. Peut-être bien. Mais fondée
qu’elle est sur une constatation empiriques des réalités, elle a toutes chances
de leur être beaucoup plus adéquate que la rationalité pure, qui se comporte le
plus souvent en lit de Procuste.
En effet, toutes les sociétés dans toutes les civilisations
et en tous temps ont toujours possédé des constitutions organiques. L’individu, l’homme isolé, y est inconcevable, car il n’existe pas. Ce qui existe, c’est
l’homme en condition, existant et explicable par la multitude d’appartenances
qui sont les siennes et le rattachent, le relient
(la religion est une de ces appartenance) à des organes ou organismes ancrés
dans la vie réelle, laquelle ne peut se dérouler indépendamment d’eux, et qui
ne sont point conçus et mis en œuvre dans l’abstraction théorique, comme la plupart
de ceux que secrète de nos jours l’inventivité administrative. Dans l’ancienne
France, l’homme n’existe pas indépendamment de toute une série de réseaux qui
le relient à ces organes vivants que sont sa famille, non pas la famille
mononucléaire de notre époque mais la famille étendue dans le temps (la lignée)
et dans l’espace (la parenté) ; son métier, lui aussi organisé en corps ou
corporations ; sa paroisse, dépendant de ce grand corps, le premier de
l’Etat, qu’est l’Eglise, elle-même subdivisée en une multitudes des corps
subalternes ; sa commune, elle aussi composée de divers corps ou
organes ; l’Etat enfin, c’est-à-dire le roi et le royaume, avec là aussi
tous les corps qui concourent à l’administration. Et cette multiplicité, on
pourrait dire cette prodigalité organique établit entre toutes ses composantes
des liens étroits de solidarité que ne distendent pas les conflits qui se
produisent inévitablement mais sans jamais mettre en question cette physiologie
de la société. Rien n’est plus étranger à cette société-là que la « lutte
des classes ».
Ajoutons, ce qui n’est pas anodin, que tous ces corps possèdent
des us et coutumes, des lois écrites et non écrites qui leurs sont propres (ce
sont là les « privilèges », privae
leges, lois particulières), qu’aucune puissance ne peut abroger sans le
consentement de ceux que ces privilèges régissent (lequel n’est jamais donné). Tel
fut le cas, mais l’exemple n’est pas unique, du duché de Bretagne lors de sa
réunion à la couronne de France par François Ier. Tout cela apporte de
sérieuses limitations au pouvoir prétendument absolu du roi, fût-il Louis XIV, pouvoir
qui dans la réalité est notablement moindre que celui d’un président de la Ve
république !
Qu’y avait-il alors besoin de tolérance ? Dans cette
configuration, il n’y avait pas place pour elle.
On m’objectera la question religieuse. Il faut y regarder de
plus près, car elle donne matière à bien des idées fausses, à bien des
contre-sens qui font malheureusement florès en particulier dans l’enseignement
public ; quant à la presse, n’en parlons même pas…
La notion de tolérance en matière de religion était
totalement inconnue non seulement dans l’ancienne France mais aussi dans tous
les pays d’Europe et d’Amérique de l’époque moderne. Elle était inconnue car
elle était tout simplement inconcevable. En effet, la religion étant pour ainsi
parler la base et la colonne de la société, en France comme ailleurs, le
principe organique d’unicité rendait nécessaire l’existence d’une foi unique.
C’est pourquoi ceux qui se soustrayaient à cette foi unique étaient considérés
et punis comme ennemis de la société. Cela avait été le cas des chrétiens dans
l’Empire romain avant Constantin, ç’avait été le cas des cathares ou albigeois en
France méridionale aux XIIe et XIIIe siècles, c’était depuis le XVIe siècle le
cas des protestants en pays catholiques et des catholiques en pays protestants.
Telle était la règle. Les réalités obligèrent à lui apporter
des amodiations. Ainsi en Allemagne, l’empereur Charles-Quint, conscient de
l’impossibilité où il était de réduire les protestants à quia par la force en
quinze ans de conflit, se résigna, bien plus réaliste qu’on ne l’a dit et en
tout cas que son fils et successeur Philippe II, à conclure en 1555 la paix
d’Augsbourg. Fut-ce une paix de tolérance, une paix de liberté
religieuse ? en aucune façon ! nul n’en voulait. Elle organisa une juxtaposition
d’intolérances. En vertu du principe cujus
regio ejus religio, tous les sujets d’un prince souverain, sans exception,
étaient tenus d’embrasser la religion dudit prince.
Ce qui était
applicable en Allemagne, conglomérat de plusieurs centaines de
principautés, ne l’était nullement en France, pays unitaire. D’où les guerres
de religion, qui durèrent trente-six ans, et ruinèrent entièrement le pays. Quid alors de l’édit de Nantes, signé le
13 avril 1598 et promulgué ensuite non sans rencontrer de nombreuses
résistances ? Est-ce un édit de tolérance, comme on l’a dit trop
légèrement ? En aucun cas : c’est un édit de pacification entre belligérants dont aucun n’avait pu écraser
l’autre, édit exigeant l’oubli de part et d’autre pour ramener la pays dans le
royaume, et imposé par un roi qui fut peut-être le plus pragmatique de tous les
souverains de France. Edit qui suscita la colère des excités des deux camps,
dont beaucoup appelèrent à l’assassinat du roi (le régicide étant devenu licite
chez les théologiens extrémistes des deux partis) ; et selon des
recherches récentes, il ne serait pas à exclure que le meurtre en 1610 fût en
relation avec ce bouillonnement de haines religieuses.
Quoiqu’il en soit, la tolérance n’avait aucune part dans l’édit de Nantes. Il organisait, a-t-on pu dire, la « coexistence de deux intolérances », et cela au sein d’un seul et unique royaume – grande différence avec l’Allemagne. Coexistence d’ailleurs inégale car les protestants (pourtant anciens coreligionnaires d’Henri IV) n’avaient toujours pas droit à un état-civil, n’étaient pas admissibles aux principaux emplois (il y eut des exceptions éclatantes, dont Sully) et si le culte était autorisé, c’était en des localités ou châteaux limitativement énumérés et à l’exclusion de Paris et les lieux de résidence de la cour.
Dans l’esprit du temps qui vient d’être décrit, c’était une
situation bâtarde et provisoire qui ne devait durer que jusqu’à la conversion
finale de tous les protestants. La France était le seul pays d’Europe, hormis
le cas particulier de l’Allemagne, qui admît le dualisme religieux, et cette
situation était perçue par tous comme une anomalie anti-naturelle. C’est
pourquoi lorsqu’en 1685 Louis XIV abrogea l’édit de son grand-père, ce fut un
applaudissement général dans toutes les classes de la société – à l’exception
évidemment des intéressés. Ce qui apparaît à nos yeux comme une faute politique
majeure du règne était au contraire salué comme un retour à la règle et à la
norme : point de disparité dans un corps social où le religieux et le
politique étaient indissociables bien que distincts, point de corps étranger.
On mesure mal
aujourd’hui la distance abyssale qui sépare de cette conception multiséculaire
de la société, celle qui prévalut et prévaut toujours depuis la révolution de
1789. Il n’est que de lire l’intitulé de la Déclaration
des droits de l’homme et du citoyen. Le voilà l’individu, l’homme libéré de tous ses
conditionnements : l’homme en soi, l’homme
sans qualités, un être de raison, un être irréel. Ce
vieux réactionnaire que fut Taine s’en moquait en disant que cet homme de la Déclaration était comme
né orphelin et mort célibataire…
« Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en
droits. » Pétition de principe ! Les deux qualités sont antinomiques,
comme l’a fait remarquer Soljenitsine, et le jeu de contrariété voire
d’antagonisme entre liberté et égalité a scandé et continue de scander toute
l’histoire politique et sociale de la France.
Mais enfin, la tolérance est-elle proclamée ?
Nullement. Des droits positifs sont affirmés, dont la liberté d’opinion et la
liberté d’expression, mais dans les limites prescrites par la loi, expression
de la volonté populaire. Quel besoin de la tolérance, puisqu’il n’y pas lieu
qu’elle s’exerce ! Et en effet elle
ne s’exerça pas, puisque les prêtres et évêques dits réfractaires ou non
jureurs, ceux qui refusèrent de prêter serment à la constitution civile du
clergé du 12 juillet 1790 furent traqués, pourchassés, emprisonnés, déportés,
mis à mort…Leur refus de jurer portait atteinte à l’unité de la société :
même cas de figure que pour les premiers chrétiens dans l’empire romain. Eh
oui, la France révolutionnaire obéissait, en dépit des déclarations de
principe, aux règles naturelles de défense d’un organisme agressé et qui s’en
défend par l’intolérance. Ensuite vinrent tous les éléments réputés étrangers à
l’organisme révolutionnaires : le roi, la reine, les aristocrates, les
agioteurs, les contre-révolutionnaires, et tous les « ennemis du
peuple », jusques et y compris Robespierre lui-même. Bref, la révolution
française porta, au nom du peuple, l’intolérance à son comble, et son exemple
fut un peu plus d'un siècle plus tard imité et amplifié.
Au total, la tolérance n’eut jamais le dessus sous aucun
régime ; et pourquoi ? parce qu’elle
n’est pas naturelle. C’est à tout prendre un pis-aller en attendant mieux…
ou pire.
Or il y a bien mieux à offrir, et ce sont les enseignements
du Christ qui l’offrent, ce mieux (il faut bien que je prêche pour mon clocher !)
Et c’est l’amour fraternel. Etant
bien entendu que l’amour fraternel ne doit pas se limiter à la famille, à la
fratrie ; non plus qu’à cette famille élargie qu’est la fraternité
maçonnique ; mais il doit englober tous les hommes, qui sont tous frères
parce que tous fils du même Dieu, même s’ils ne le savent pas et même s’ils ne
le croient pas. Et comme parmi les frères on compte aussi des frères ennemis,
le Christ ajoute à cela l’amour des ennemis.
L’amour des ennemis, par exemple l’amour des islamistes…
diable ! (et je ne prononce pas ce nom à la légère)… mais c’est
terriblement difficile, presque impossible. C’est justement pour cela que c’est
une vertu ; car une vertu facile, c’est un leurre. C’est la plus héroïque
et la plus parfaite des vertus, car c’est elle qui peut, quand à grand ahan on
la pratique, construire, édifier un
homme parfait. Et qu’est-ce qu’un
homme parfait ? c’est un homme
déifié, conformément au dessein éternel de Dieu. Un homme devenu participant de la nature divine,
comme dit l’apôtre Pierre dans sa première épître, un homme devenu par grâce ce
que Dieu est par nature. L’amour des
ennemis est un instrument efficace entre tous de la déification. C’est un
instrument redoutable car plus qu’aucun
autre il met à mort l’égo. L’amour des ennemis est un amour divin, c’est celui qu’a manifesté le
Christ cloué sur la croix ; et c’est cet amour qui déifie car il rend semblable au Christ comme le fut Etienne lors de sa
lapidation.
L’apôtre Paul, pédagogue plus qu’aucun, dit en substance
ceci (je transpose) : le Seigneur vous a donné ce commandement, auquel il
faut se conformer, mais qui est presque hors d’atteinte. Et moi je vous
conseille d’aller progressivement : pour commencer, supportez-vous les uns
les autres … la voilà la tolérance !
Mais il ajoute un mot, un simple mot qui change tout : « dans l’amour », en latin in charitate, en grec en agapè (Ephésiens 4, 2). La tolérance, pour devenir une vertu, doit changer de nature, elle doit être remplie et pour ainsi dire transfigurée par l’amour.
La charité |
Mais il ajoute un mot, un simple mot qui change tout : « dans l’amour », en latin in charitate, en grec en agapè (Ephésiens 4, 2). La tolérance, pour devenir une vertu, doit changer de nature, elle doit être remplie et pour ainsi dire transfigurée par l’amour.
L’amour, ou la charité (c’est le même mot) est le moteur
universel. C’est un brasier ardent. Mais, comme tout foyer, il besoin d’être alimenté. Et par quoi ?
par la foi et l’espérance. On trouve là la trilogie paulinienne des vertus
dites théologales parce qu’elles viennent de Dieu et mènent à Dieu.
Cessons donc d’invoquer cette misérable tolérance, louons et proclamons l’amour fraternel !
…Néanmoins, j’espère que vous aurez toléré mon bavardage !...
30 octobre 2012
P.S. La tolérance peut même parfois être le masque de pensées parfaitement intolérables. Voltaire était orfèvre en la matière, témoin cette lettre à lui adressée par Mme du Deffand (14 mars 1764) :
" Je répète sans cesse ce que vous m'avez dit dans une de vos lettres, qu'il faut mépriser les hommes et qu'il faut les tolérer. Ils sont contents de la tolérance et ne s'aperçoivent point du mépris."
in Xavier Martin, Voltaire méconnu. Aspects cachés de l'humanisme des lumières (1750-1800). Ed. Dominique Martin Morin.
bravo mon frére pour cette superbe réflexion.tu a bien raison de precher pour ton clocher.la tolérance vu sous l angle du christ a une , tout autre saveur.suivre son l enseignement du christ seule , voila le plus sure des chemins.paix et amour en christ.
RépondreSupprimerMerci, mon frère !
SupprimerJ'avais besoin d'exprimer ces idées qui me tournaient dans la tête depuis un certain temps. Une insomnie m'en a fourni l'occasion !
Paix à toi et amour en X
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
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