Sur saint Irénée de Lyon,
Père de l’Eglise,
Fêté le 28 juin
(extraits d’une homélie)
Selon
la tradition, les premiers qui apportèrent sur le sol de Gaule la lumière de
l’Evangile furent les amis les plus proches de Notre Seigneur, ses familiers, à
savoir les saintes femmes que l’on vénère sous le nom des « Saintes Marie
de la Mer » :
sainte Marie Madeleine, sainte Marthe et leur servante sainte Sarah, ainsi que
leur frère saint Lazare, le ressuscité de Béthanie ; on leur attribue
d’avoir évangélisé la
Provence , de Marseille à Tarascon jusqu’à la Sainte-Baume .
Libre
à chacun d’ajouter foi, ou non, à cette très antique tradition, que l’histoire
ne confirme ni n’infirme ; ce qu’elle nous dit, c’est qu’il y a des traces
de communautés chrétiennes (au pluriel) à Marseille dès le IIe
siècle. Ce qu’il faut retenir de cela, c’est un caractère que le christianisme
gaulois a toujours revendiqué : la familiarité avec la personne même du
Christ Jésus.
Si
maintenant on quitte le terrain de la tradition pour celui de l’histoire, elle
nous montre à Lyon, en plein cœur du IIe siècle, non seulement une
communauté chrétienne, mais une Eglise pleinement constituée, avec à sa tête un
évêque, saint Pothin, martyrisé en 177 alors qu’il était nonagénaire, en même
temps que ceux que l’on appelle les « martyrs de Lyon », parmi
lesquels saint Eléazar, saint Minerve, saint Alexandre, saint Epipode, le
diacre saint Sanctus et sainte Blandine, qui avait alors 15 ans.
Les
épisodes de leur exécution sont connus de source sûre, ils ne relèvent pas de
l’hagiographie imaginative, puisqu’ils firent l’objet d’un rapport officiel –
le deuxième connu dans l’histoire après celui sur le martyre de saint Polycarpe
dont je reparlerai – rapport adressé par l’Eglise de Lyon à toutes les autres
Eglises, dont celle de Rome.
Irénée,
alors prêtre, n’avait pas été enveloppé dans cette persécution parce qu’il se
trouvait justement en mission à Rome, porteur auprès de l’évêque de cette
Eglise, la plus glorieuse d’Occident parce que fondée par les apôtres Pierre et
Paul, d’un rapport exposant les sentiments de sa propre Eglise sur un mouvement
en pleine expansion et qui devait plus tard dégénérer en hérésie, le montanisme
- qui était une sorte de prophétisme charismatique enseignant un ascétisme
rigoriste hostile à la chair et refusant la hiérarchie ecclésiastique :
comme tel, un ancêtre lointain du catharisme.
De
retour de Rome, Irénée succéda à saint Pothin comme évêque de Lyon, en 177, et
le demeura jusqu’à son propre martyre, dont le jour calendaire est
certain : le 28 juin, mais dont l’année oscille entre 202 et 208.
Qui
était Irénée ? Un Grec, originaire de Smyrne. Comme lui-même le rapporte,
il a été un disciple intime du grand évêque saint Polycarpe de Smyrne, auprès
de qui il a passé son adolescence – saint Polycarpe, illustre figure de
l’épiscopat, par son action, par son enseignement (il a écrit de nombreuses
épîtres dont la plupart sont, hélas, perdues) et aussi par son martyre, à l’âge
de 86 ans, martyre qui est lui aussi connu de source sûre, puisque lui aussi a
fait l’objet d’un rapport officiel, celui dont je vous parlais, le premier qui
nous reste avant celui des martyrs de Lyon.
Or
Polycarpe avait été lui-même un disciple proche de saint Jean l’Evangéliste
qui, comme vous le savez, finit sa longue vie à Ephèse. Ainsi donc, saint
Irénée fut le fils spirituel de saint Polycarpe, lui-même fils spirituel de
saint Jean – raison pour laquelle, dans les litanies que nous chanterons tout à
l’heure en son honneur, il est nommé « petit-fils spirituel du disciple
bien-aimé ».
Nous
touchons ici à une réalité ineffable mais tout à fait consistante, celle de la
« filiation spirituelle ». De même qu’il y a, dans l’ordre matériel,
des filiations par le sang qui transmettent un certain héritage qu’on appelle
le patrimoine génétique, de même il y a, dans l’ordre immatériel, des
filiations par l’esprit qui transmettent un héritage spirituel, un patrimoine
génétique spirituel. C’est à ce phénomène mystérieux que fait allusion le
Christ lorsqu’il dit de Jean Baptiste que « l’esprit d’Elie reposait sur
lui. » Ce qui est à l’œuvre là, c’est ce que saint Paul appelle
l’ « esprit d’adoption » et qui est un mode d’opération du
Saint-Esprit. Celui qui devient par l’esprit d’adoption fils d’un
« ancien », reçoit par là-même une part, ou la totalité, de la
capacité de compréhension intérieure, par l’esprit et par le cœur, de son père
spirituel. Tout en demeurant lui-même il devient en esprit ressemblant à son
père.
Ce
double mouvement de la paternité et de la filiation spirituelles est porteur de
ce qu’on appelle dans l’Eglise la Tradition. Il n’y a pas d’autre moyen de
transmettre la tradition vraie que la paternité et la filiation, parce que
c’est le rapport que Dieu entretient avec son Fils, le Verbe-Logos, de même
qu’avec l’homme, créé à son image.
On peut donc dire d’Irénée que l’esprit de Jean le
Bien-Aimé reposait sur lui, et en effet toute sa théologie est issue en droite
ligne de celui que la tradition orthodoxe nomme « Jean le
Théologien » - c’est-à-dire le théologien par excellence, parce que, selon
la même tradition, en reposant à la Sainte Cène sur le cœur de son divin Maître, il a
été initié, par transmission directe, par l’effet de la filiation spirituelle
dont je viens de parler, à la connaissance des mystères les plus
sublimes : la Divinité
du Logos et son Incarnation, proclamées par lui dans le Prologue de son
Evangile ; et
l’essence divine, ou plus exactement la manifestation de l’essence divine,
également proclamée par lui dans ses épîtres, et qui est l’amour :
« Dieu est amour ».
L’Eglise
de Lyon que dirigea saint Irénée pendant un quart de siècle était donc, très
expressément, johannite. Et il est bon de noter que cette caractéristique
johannite, en même temps que celle que j’ai signalée au départ, à savoir la
familiarité avec le Christ, se retrouvent toutes deux dans le rite ancien des
Gaules, qui a été en vigueur dans presque tout l’Occident, de l’Espagne à la Germanie inférieure,
jusqu’à la réforme carolingienne – et qui a été restauré dans l’Eglise dont je
suis le ministre. Sa liturgie est extrêmement proche dans sa structure de la
liturgie jérusalémite, en usage dans la première Eglise chrétienne, celle de
Jérusalem, dont le premier évêque fut « Jacques, frère du Seigneur »,
c’est-à-dire son cousin. En outre, tous les textes de la liturgie des Gaules
sont entièrement imprégnés de l’Apocalypse, ils sont tissés de motifs empruntés
aux visions de l’Aigle de Patmos ; deux caractéristiques qui ne sont pas
du tout partagés par les liturgies orientales : de saint Jean Chrysostome,
de saint Basile ou de saint Marc. Au demeurant, ces caractéristiques ne se sont
jamais vraiment perdues en Occident – indépendamment de la restauration dont je
parlais. En effet, lorsque Charlemagne qui, en tant que militaire, aimait ce
qui est uniforme, imposa à tout son Empire le rite romain, en réalité ce qui
fut mis en œuvre, notamment grâce au grand Alcuin, fut un rite gallo-romain où
subsistaient une bonne part des richesses du rite ancien des Gaules, ainsi préservées
jusqu’au concile de Vatican II.
Revenons
à saint Irénée. Deux choses font sa gloire : ses écrits, et d’avoir
rétabli la paix dans l’Eglise. En effet, un dissentiment sérieux opposait les
Eglises entre elles à propos de la date de Pâques. Les Eglises d’Asie mineure,
interprétant à la lettre l’évangile de saint Jean et s’appuyant en cela sur
l’autorité de saint Polycarpe, célébraient la Pâque le 14 du mois hébreu de Nisan. Partout
ailleurs, on la célébrait le dimanche suivant. (On sait que, depuis, les
chrétiens ont fait beaucoup mieux en matière de désunion et que, si les dates
de Pâques selon le calendrier occidental et selon le calendrier oriental
peuvent parfois, mais rarement, coïncider, comme ce fut le cas en cette année
2001, l’écart entre elles peut atteindre jusqu’à cinq semaines !). Les
papes successifs de Rome ayant échoué à établir par la persuasion l’unité de
célébration, le pape Victor décida d’agir par voie d’autorité et menaça
d’excommunication les Eglises d’Asie. Bien que saint Irénée fût lui-même, comme
je l’ai dit, originaire d’Asie et disciple de saint Polycarpe, l’Eglise de Lyon
avait adopté l’usage général. Cependant, il se rendit à Rome pour dissuader le
pape Victor de briser la paix de l’Eglise en agissant par la force, surtout contre
des Eglises aussi anciennes et aussi vénérables, qui avaient été fondées par
d’aussi glorieux apôtres que saint Jean et saint Paul. Il réussit pleinement.
En cela, il se conforma à son nom, qui signifie « pacifique » ou
« pacificateur », réalisant ainsi la cinquième béatitude :
« Bienheureux les pacificateurs, car ils seront appelés fils de
Dieu ».
Son
autre titre de gloire, toujours actuel, ce sont ses écrits. Beaucoup sont
perdus, mais peut-être certains se retrouveront-ils : c’est ce qui s’est
produit avec la Démonstration
de la prédication apostolique, découverte en 1904 seulement dans une
traduction arménienne au fin fond des archives du patriarcat d’Arménie, à
Erevan. Lisez cette Démonstration, c’est un exposé catéchétique simple
et lumineux.
Mais
lisez surtout le grand traité de saint Irénée en cinq volumes – dont l’original
grec ne subsiste qu’en partie mais qui est connu par une traduction latine très
fidèle, traité intitulé en latin Contre les Hérésies et, plus
explicitement en grec, Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur,
de la fausse gnose. Ces deux œuvres sont disponibles dans la collection des
« Sources chrétiennes » - dont le siège, et ce n’est pas un hasard,
se trouve à Lyon.
Si vous lisez – ou
parcourez, car c’est assez fastidieux – l’examen détaillé des diverses hérésies
à l’œuvre au temps de saint Irénée, et dont, souvent, nous ne connaissons plus
l’économie exacte que par lui, ainsi que par son disciple saint Hippolyte de
Rome, qui écrivit une vingtaine d’années plus tard, vous verrez que les mêmes
sont toujours à l’œuvre de nos jours, quoique masquées sous des noms nouveaux
et s’exprimant en termes différents. Toutes ces hérésies sans exception
reviennent à nier ou à vider de leur substance les trois dogmes de la foi
chrétienne, dogmes dont le refus fait que la foi ne peut plus être dite
chrétienne :
1)
Dieu
est à la fois Un et Trine. Comme
il est confessé dans le Symbole dit de saint Athanase :
« La foi catholique consiste à adorer un seul
Dieu en trois Personnes et trois Personnes en un seul Dieu, sans confondre les
Personnes ni séparer la
Substance. Car autre est la Personne de Dieu, autre
est celle du Fils, autre est celle du Saint-Esprit. Mais la divinité du Père,
du Fils et du Saint-Esprit est une, leur gloire égale, leur majesté
coéternelle. »
2) Le
Verbe, deuxième Personne de la Divine Trinité , est vrai Dieu et vrai homme.
Toujours selon le même Symbole :
« La pureté de la foi consiste à croire et à
confesser que notre Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, est Dieu et homme. Il
est Dieu, étant engendré de la substance du Père avant tous les temps, et il
est homme, étant né dans le temps de la substance de sa Mère. Dieu parfait et
homme parfait, ayant une âme raisonnable et une chair humaine. Egal au Père
selon la divinité, et moindre que le Père selon l’humanité. Et quoiqu’Il soit
Dieu et homme, Il n’est pas, néanmoins, deux personnes mais un seul
Jésus-Christ. Il est un, non que la divinité ait été changée en humanité, mais
parce que Dieu a pris l’humanité et l’a unie à sa divinité. Un enfin, non par
confusion de nature, mais par unité de Personne ».
3) Dieu
est amour. La caractéristique qui manifeste la vie divine ad intra et
ad extra, c’est-à-dire les rapports des Personnes divines entre elles et
les rapports de Dieu avec sa création, c’est l’amour, l’amour total, sans
restriction ni réserve, qui est don et donation.
Les hérésies, toutes sans
exception, reviennent à nier tout ou partie de ces dogmes, et tout
particulièrement la réalité de l’Incarnation du Verbe, car si le Verbe ne s’est
pas incarné, il n’y a plus de salut possible pour l’homme. Et l’ennemi du genre
humain, ne pouvant empêcher que le salut de l’homme s’opère, qu’il s’est
déjà opéré, s’efforce au moins – et réussit souvent – de faire que tel ou
tel homme pris individuellement n’y croie pas, ce qui empêche en effet le salut
de s’opérer pour lui.
Donc elles nient, ou la
réalité de l’humanité du Christ, ou la réalité de sa divinité – et donc dans
les deux cas la réalité de sa double nature ; ou bien elles nient qu’il y
ait un abîme absolu entre Dieu Créateur et sa créature, ce qui ferait par
conséquent que cette dernière pourrait par ses propres efforts se diviniser
elle-même – ce qui est le processus orgueilleux de Babel ; ou bien au
contraire elles affirment que cet abîme est infranchissable et que Dieu est un
Dieu souverainement indifférent à sa création, un Dieu lointain dénué
d’amour ; ce Dieu pouvant même être tellement lointain qu’il sombre dans
le néant, qu’il est totalement absent – alors pourtant que cet abîme absolu a
été franchi par Dieu qui nous aime et parce qu’Il nous aime.
Cherchez autour de vous,
vous reconnaîtrez des silhouettes ô combien familières !
Saint Irénée ne se contente
pas de démonter les mécanismes pervers de l’esprit de l’homme déréglé par les
insinuations du Malin, il affirme en contrepartie l’axiome lumineux du
christianisme, qui est : « Dieu s’est fait homme pour l’homme
devienne Dieu ».
La doctrine de saint Irénée
est résolument optimiste parce qu’il sait, par cette connaissance intérieure
reçue, je l’ai dit, du disciple bien-aimé, que Dieu est amour, qu’il est mû par
ce que les Pères grecs appellent la philanthropie, c’est-à-dire l’amour
pour l’homme, et qu’Il ne retire jamais ce qu’une fois il a donné.
Cette doctrine est celle-ci.
L’homme a été créé originellement dans un état glorieux, il jouissait de
l’immortalité et de la joie parfaite de la familiarité avec la présence de
Dieu. Il a donc été créé dans un état de perfection – mais dans un état de
perfection relative, car cet état était un état d’enfance ; et le
programme prévu pour lui était de devenir adulte à la mesure parfaite de
Dieu. En d’autres termes, il a été créé à l’image et selon la
ressemblance de Dieu, c’est-à-dire qu’il lui fallait compléter la
ressemblance de manière à la rendre complète, parfaite, jusqu’à l’identité.
Ce qui était proposé à l’homme – et ce qui lui reste toujours proposé – c’est
de devenir par grâce ce que Dieu est par nature : divin.
Ce pourquoi il était prévu
de toute éternité que le Fils de Dieu s’incarnerait afin d’unir en Lui la
divinité à l’humanité, pour qu’en retour l’homme unisse en lui l’humanité à la
divinité : réversibilité totale !
L’Incarnation du Verbe n’a
donc pas été nécessitée par la chute ; ce que la chute a en revanche rendu
nécessaire, à cause de son amour totalement gratuit pour l’homme, c’est sa
Passion et sa Mort sur la Croix ;
Croix qui devient du même coup l’instrument du triomphe sur la mort, et sur le
maître de la mort : Satan, puisqu’elle ouvre les portes de la Résurrection.
Ainsi, le plan divin, qui
est la déification de l’homme et la transfiguration universelle, en d’autres
termes l’avènement des cieux nouveaux et de la terre nouvelle, de la nouvelle
Jérusalem venue d’en haut d’auprès du Père, ce plan s’accomplit-il de nouveau.
Et il s’accomplit au sein de l’Eglise « catholique » au sens propre,
c’est-à-dire universelle ; car l’Eglise est le milieu, le creuset,
l’athanor, dans lequel, par l’action du Christ et du Saint-Esprit - « ces
deux mains du Père à l’œuvre », comme les décrit saint Irénée - l’univers
entier est en marche vers la transfiguration et l’homme vers la déification.
L’Eglise sera accomplie en plénitude lorsque la totalité de la nature créée
sera réunie dans la
Nouvelle Jérusalem par et dans l’Agneau Emmanuel,
« Dieu-avec-nous ».
Autre point : ce qui,
en l’homme, est porteur de la ressemblance divine, c’est son esprit, cependant
que son corps et son âme participent de la nature matérielle créée. Ainsi donc
il unit originellement en lui les cieux et la terre. Les cieux nouveaux et la
terre nouvelle annoncés par saint Jean dans son Apocalypse, ce sera l’Homme
Nouveau, à la mesure parfaite du Christ, le Premier Adam renouvelé, redevenu
nouveau, par sa similitude et son union avec le Nouvel Adam, Jésus-Christ.
Telle est la théologie
fulgurante de saint Irénée – et pourtant exposée avec une simplicité et une
limpidité saisissantes, qui sont la marque de la vérité. La vérité est évidence !
A notre Dieu qui nous a aimés
d’un tel amour qu’Il nous a donné son propre Fils pour nous communiquer et partager
avec nous son amour, et qui nous a donné de tels apôtres pour nous réunir dans
le lieu de son amour qui est l’Eglise, au Dieu Tri-Unique, soient honneur,
gloire et adoration aux siècles des siècles.
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