LETTRE A UN
CHEVALIER BIENFAISANT DE LA CITE SAINTE
Très cher et Révérend
Chevalier,
Je partage
entièrement votre sentiment. Mais je
crois qu'il faut nuancer fortement 1'affirmation selon laquelle les rituels de
1808 pour l'Ordre Intérieur de Jean-Baptiste Willermoz, n'ont reçu l'agrément
d'aucun convent. La lettre de Willermoz au Prince Charles de Hesse-Cassel du 10 septembre l810 nous permet d'y
réfléchir. Elle se trouve imprimée en tête des Archives secrètes de Steel-Maret (que j'abrégerai en S.M.)
En fait, les
frères d'Auvergne et par suite Jean-Baptiste Willermoz avaient-reçu une sorte
de mandat du Couvent de Wilhelmsbad en général, et plus particulièrement de
leurs frères d'Alsace, pour mener à son terme la rédaction des rituels, ce qui semble bien avoir été fait pour les trois premiers grades et pour l'Ordre
Intérieur avant la
Révolution.
C'est à la
suite d'un curieux concours de circonstances que le quatrième grade ne fut
vraiment rédigé qu'en 1809 par J.B. Willermoz qui a tenu à s'en expliquer' auprès
du Prince de Hesse-Cassel (S.M. p. 6-7-8 ; 12-13). Les arguments qu'il donne en
faveur de la légitimité de sa démarche (et non seulement sur la rédaction de ce
rituel, mais aussi
sur l'octroi de Patentes à divers organismes et en particulier à la Préfecture
de Neustrie au sein du Centre des Amis (S.M. p. II) sont très forts et n'ont
jamais été contestés, que je sache, en
1810,
ou peu après, alors qu'il y avait tout de même encore des participants ou des
contemporains de Wilhelmsbad (Charles de Hesse-Cassel lui-même et, par exemple,
Bacon de la Chevalerie qui ne mourut qu'en
l82l).
Pourquoi, je vous le demande, le seraient-ils en 1977 par des hommes qui peut-être ignorent presque tout de
l'histoire de notre Ordre ?
Le bilan de
la question des rituels est, grâce à cette lettre de Willermoz, assez facile à
faire.
Les rituels
des trois grades bleus furent achevés en 1786-1787 (S.M. p. 7). J'ai eu 1a bonne
fortune - et je revendique l'honneur de
cette
découverte - de retrouver leurs textes authentifiés aux Archives départementales de la Drôme, à Valence, provenant
de la loge rectifiée L'Humanité à
l'O.°. de Crest.
Le rituel du
quatrième grade a été rédigé en 1809 par J.B. Willermoz, et à cette date lourdement
chargé d'enseignements. Jusqu'alors le rituel de 1778 était resté en vigueur.
On connaît ce dernier par le fonds de
Valence (même remarque que ci-dessus) et par un Ms de la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris qu'il
m'a été facile d'authentifier d'après le précédente. Ce grade s'appelait
simplement Maître
Ecossais, ne comportait pas de 4ème tableau et le bijou était sans revers, ce qui confirme le propos de J.B.
Willermoz (S.M. p. 6).
Les rituels
de l'Ordre Intérieur semblent avoir été rédigés assez rapidement après Wilhelmsbad
(S. M. p, 8). Je ne me suis vraiment
intéressé
jusqu'ici qu'à la copie faite par J.B. Willermoz en 1808 pour la Préfecture de Neustrie, mais je vais
m'attacher dès que possible à la comparer avec les états antérieurs. Celui de
1784 pour l’Armement des Chevaliers est très proche.
Que conclure
de tout cela, sinon que la campagne de travail et de rédaction qui s'est
étendue de 1782 à 1809, avec l’interruption de la Révolution, s'est bien faite dans le prolongement des
pouvoirs donnés par le Convent de
Wilhelmsbad, avec des retards sans doute dus aux circonstances - certaines
vraiment exceptionnelles - mais sans
aucune usurpation ?
Un sentiment personnel maintenant :
Les fondateurs du Rectifié étaient des précurseurs,
rituellement (par leur précision, sans équivalent, en 1782, en Europe
continentale et en Angleterre) et spirituellement (par leur incroyable
élévation). Après eux, il y a eu le creux de la vague.
En particulier, j'ai acquis la forte
présomption que, sous l'influence notamment de l'ordre néo-templier de
Fabré-Palaprat, un retour s'est fait à Genève aux conceptions néo-templières de
la Stricte Observance. A mes yeux, c'est une régression qui n'a fait que
s'accentuer par les campagnes de "modernisation" qui ont sévi depuis
la fin du XIXe siècle jusqu'à nos jours.
Comme vous 1e dites si
pertinemment il ne servirait à rien de patauger dans ces
"tripatouillages". II faut étudier très sérieusement les textes de
1782 à l809, adopter des états de cette période selon des critères à déterminer
et y revenir sans phrases en laissant froidement les amateurs d'ersatz se
délecter de leur saccharine. C'est une affaire où il faut bien sûr respecter la
courtoisie et les usages fraternels, mais son enjeu spirituel est si important
que le moment arrivera assez rapidement de briser là.
Une dernière considération. Les
lectures que je fais à longueur d'année pour Renaissance Traditionnelle m'ont amené à survoler les problèmes du
christianisme et de la maçonnerie. Il apparaît que dans les pays maçonniquement
très importants, une branche chrétienne de la maçonnerie a persisté, mais que,
ô ironie, c'est rarement la même. Le caractère chrétien des Maçonneries
Scandinaves, dérivées du système suédois du XVIIIe siècle, est bien connu et il
n'est pas sans humour de noter, incidemment, qu'en 1976 la Grande Loge de Suède
ne reconnaissait pas encore celle d'Israël.
En Allemagne ce type de maçonnerie est
représenté par le Freimaurer Orden. [1]En -Suisse, le Grand
Prieuré d'Helvétie s'inspire évidemment de la tradition chrétienne, même si
c'est avec modération.
En Angleterre, le Suprême Conseil du
Rite Ecossais Ancien et. Accepté, appliquant une logique qu'on aurait du mal à
trouver .sollicitée, n'admet que des chrétiens au l8ème grade et, par suite, au
delà.
En Amérique, la vocation chrétienne est
représentée par le Rite d'York qui culmine avec des Chevaliers Templiers (Knights Templar) restés eux aussi cohérents avec eux-mêmes.
Tout cela représente un secteur
maçonnique, curieusement disparate certes, dans la forme sinon dans le fond,
mais important quantitativement et qualitativement.
J'aimerais que l'on me dise ce qu'il y
aurait de scandaleux à ce qu'en France - terre chrétienne parmi les toutes
premières - non pas tout le Rectifié, mais une partie de celui-ci (quelle
incroyable concession déjà à la tolérance…) en toute fraternité, maintienne
avec netteté une tradition ésotérique chrétienne, étant bien entendu qu'un
ésotérisme valable ne va pas sans l'exotérisme correspondant ?
L'idée viendrait-elle à un chrétien de
demander à entrer dans les B'naî-Berith ? Y serait-il admis ? et s'il l'était,
demanderait-il à ce que tout soit modifié pour que .sa conscience ne soit pas
heurtée ?
Et quelles sont dans le monde les
sociétés ésotériques non chrétiennes où un chrétien est admis ? Et si cela se
trouve en effet, dans lesquelles accepterait-on de modifier radicalement les
enseignements fondamentaux pour ne pas aller contre son exotérisme ?
Je ne pense pas qu'il soit besoin de
plaider cette cause bien longtemps, elle est excellente et se soutient aisément
par toutes ses données propres, traditionnelles et historiques. Le réveil de
1911, mal préparé et mal dirigé, a abouti en France a une regrettable déviation
et tout C.B.B.S. régulièrement armé selon la filiation helvétique, qui est aussi
celle de Lyon, a le droit imprescriptible de revenir aux sources de la Province d'Auvergne. Simplement, s'il est vraiment un Chevalier Bienfaisant, il doit le
faire avec douceur et fraternité, ce qui n'exclut pas pour autant la fermeté et
la détermination.
Croyez, -très cher et Révérend
Chevalier, à mes sentiments d'affection fraternelle
Eques a Latomia Universa
[1] Voir R.T. n°29 La Franc-Maçonnerie en République Fédérale d’Allemagne aujourd’hui par
Fritz Bolle. Le titre de Freimaurer Orden
désigne communément l’organisation n°2 de notre liste (. 54-56 : la
G.L. Nationale des Francs-Maçons d’Allemagne dont le siège est à Berlin.
Le rédacteur en chef de Renaissance Traditionnelle, Pierre Mollier, m'a fraternellement autorisé à reproduire cette lettre parue dans le numéro 30, avril 1977, de la revue. Elle m'a paru en effet utile pour rappeler, 35 ans plus tard, quelques vérités méconnues, si j'en juge par certains propos. Premièrement au sujet des rituels (rappelons que cette question a fait l'objet dans cette même revues d'études définitives, d'une part par René Désaguliers, et d'autre part par Roger Dachez). Secondement au sujet du travail opéré postérieurement à Wilhelmsbad (que Jean Granger avait jadis critiqué). Et enfin au sujet du caractère chrétien de la maçonnerie rectifiée, question toujours débattue. Essentielle à cet égard est l'affirmation selon laquelle l'ésotérisme chrétien, pour être "valable", doit aller de pair avec l'exotérisme correspondant...
Dernier point : on va m'accuser de nouveau de dévoiler un incognito, mais n'importe, d'autant que c'est là un secret de Polichinelle : l'Eques a Latomia Universa, c'était le fondateur de la Loge nationale Française et de la revue Renaissance Traditionnelle, à savoir René Guilly, alias René Désaguliers.
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