“Le Christianisme ne fait que commencer”. Le père
Alexandre Men (1935-1990)
par le père SERGE MODEL
« L’essence du
christianisme, c’est l’humanité unie à Dieu. C’est l’union de l’esprit humain,
borné et limité dans le temps, à l’Esprit divin infini. C’est la sanctification
du monde, la victoire sur le mal, les ténèbres et le péché. C’est la victoire
de Dieu. Elle a commencé la nuit de la résurrection et continuera tant que le
monde existera. » C’est par ces paroles que, le 8 septembre 1990 à Moscou,
le père Alexandre Men acheva sa conférence sur « le christianisme ». Le
lendemain matin, ce prêtre orthodoxe russe renommé, prédicateur et écrivain
brillant, père spirituel de l’intelligentsia, était assassiné par un inconnu.
Une fin de martyr venait sceller une vie consacrée à l’annonce de l’Évangile.
UN PRÊTRE AU PAYS DES SOVIETS
Né à Moscou le 22 janvier 1935 dans une famille juive
non-religieuse, Alexandre Men auraît pu devenir un « homo sovieticus »,
considérant que « toute idée religieuse,
toute conception d’un pouvoir divin, même n’importe quelle insignifiance à
l’égard de Dieu est une abomination indescriptible, un fléau méprisable »
(Lénine) et estimant que « le
marxisme-léninisme, enrichi par Staline, est la seule théorie philosophique
donnant un tableau scientifique du monde, défendant les principes et les
méthodes scientifiques d’explication de la nature et de la société, fournissant
à l’humanité travailleuse l’instrument de la lutte pour la construction du
communisme » (manuel scolaire stalinien).
C’est pourtant le contraire qui adviendra : convertie au
Christ alors que la foi chrétienne est persécutée comme jamais dans l’histoire,
la mère d’Alexandre Men le fait baptiser dans l’Église orthodoxe « des
catacombes » et l’élève dans un esprit à la fois religieux et ouvert sur le
monde.
Vers douze ans, Alexandre Men ressent un appel au sacerdoce,
et s’y prépare systématiquement. Prodigieusement doué, il étudie – seul – la
Bible, l’histoire, la philosophie, la théologie et les sciences naturelles. Après
des études supérieures de biologie (pour dialoguer avec une société marquée par
le scientisme) et de théologie, il est ordonné prêtre le 1er septembre 1960, et
entame un ministère rayonnant, en particulier auprès des intellectuels, savants
et artistes. Prêtre de l’Église orthodoxe « officielle » (le patriarcat de
Moscou, toléré par le régime soviétique moyennant une « loyauté » affichée
envers celui-ci), il organise aussi – en pleine campagne antireligieuse de
Khrouchtchev – des activités « illégales » : groupes de catéchèse, d’études
bibliques, de prière et d’entraide. Sa personnalité chaleureuse enveloppe ses
interlocuteurs de sa joie rayonnante et les impressionne par ses connaissances
encyclopédiques. À ceux qui viennent le voir – de plus en plus nombreux,
jusqu’à être des milliers à la fin de sa vie – il répète que « le christianisme est une force créatrice
agissante », qu’il « n’y a pas de
conflit fondamental entre la Bible et la science » et que « Dieu veut la liberté de l’homme …».
Ayant compris qu’après des décennies de propagande athée, le langage de
l’Église n’était plus directement compréhensible à ses contemporains, le père
Alexandre s’efforce de rendre le message chrétien accessible à l’homme
d’aujourd’hui.
AUTEUR CLANDESTIN DE « BEST-SELLERS » RELIGIEUX
Pour rappeler aux nouvelles générations, coupées de leurs
racines religieuses et culturelles, les « fondamentaux » de la foi, Alexandre
Men rédige une « vie de Jésus » accessible à tous (Le Fils de l’homme, en français : Jésus, le Maître de Nazareth), puis six tomes d’une histoire des
recherches spirituelles de l’humanité (des origines à la Révélation biblique),
qui constituent une véritable catéchèse pour un monde déchristianisé. Suivront
des commentaires pour une Bible russe, un manuel de prière, etc. Ne pouvant
être publié en URSS, il sera édité à Bruxelles par un petit éditeur catholique
: le « Foyer oriental chrétien », auquel des amis ont fait parvenir ses
manuscrits. Une dizaine d’ouvrages (au début sous pseudonyme), verront ainsi le
jour en Belgique, avant d’être réintroduits clandestinement en Russie, où ils
seront littéralement dévorés par d’innombrables lecteurs (quatre millions pour
son premier livre). D’autres projets, dont son magistral Dictionnaire des
biblistes, ne verront le jour qu’après son décès (aucun de ses ouvrages ne sera
édité dans son pays de son vivant).
HARCELE PAR LE KGB, PUIS VEDETTE DES MEDIAS
L’activité débordante de ce prêtre « hors-normes » ne
pouvait évidemment passer inaperçue dans l’État soviétique athée. Outre
plusieurs mutations et l’interdiction d’exercer dans la capitale (toute sa vie,
il desservira des paroisses de campagne), Alexandre Men est harcelé par le KGB.
Mais enquêtes, perquisitions et interrogatoires (sans compter les attaques dans
la presse, pamphlets anonymes ou lettres de menaces) ne parviennent pas à «
coincer » ce prêtre, dont l’activité n’est ni politique ni « dissidente ». Et,
au moment où son arrestation semble néanmoins inéluctable, la perestroika
gorbatchévienne met fin aux persécutions des croyants.
Bien plus : la nouvelle politique religieuse du pouvoir met
au premier plan ce « pasteur des intellectuels », ouvert sur le monde et la
culture de son temps, favorable à l’œcuménisme et au dialogue interreligieux et
interconvictionnel. Premier prêtre autorisé à parler de religion dans un lycée
soviétique (en 1988), il est invité à se produire – sur les thèmes les plus
divers – dans des grandes salles (dont le stade olympique), des usines, des
clubs, à la radio, à la télévision, et saisit toutes les occasions pour
annoncer l’Évangile : en deux ans, il donnera plus de 200 conférences et
préparera trente publications. Il réalise aussi les nombreux projets dont il
rêvait : création de la Société biblique russe, d’une université orthodoxe,
d’un groupe de bienfaisance auprès de l’hôpital pour enfants de Moscou…
MORT, OU EST TA VICTOIRE ?
Pour certains milieux, qui voulaient à nouveau réduire
l’Eglise en Russie à un simple lieu de culte, un sujet obéissant ou un musée,
ce véritable « phénomène » était sans doute devenu insupportable. Et le
dimanche 9 septembre 1990, à six heures du matin – dans des circonstances
toujours non élucidées – le père Alexandre était assassiné à coups de hache,
sur le petit chemin forestier vers la gare qu’il empruntait pour se rendre à
l’église. Pour ceux qui l’avaient connu, la mort en martyr du père Alexandre
Men portait – quels que soient les commanditaires de cet assassinat (KGB,
éléments ultranationalistes ou antisémites) – une signification profonde : celle
du témoignage « jusqu’au sang » rendu au Christ, auquel il avait consacré toute
sa vie.
De plus, contrairement aux attentes de ceux qui voulaient le
faire taire, l’héritage d’Alexandre Men n’a pas disparu avec sa mort. Vingt ans
après, même si la largesse de vues du père Alexandre n’est pas encore comprise
de tous, nul ne nie qu’il ait été un missionnaire extraordinaire, dont « l’action illuminatrice et catéchétique, la
parole vivante et inspirée a amené bien des personnes à la foi »
(patriarche Cyrille).
"Pastoralia. Bulletin de l’Archevêché (catholique) de
Malines-Bruxelles", n°1, janvier 2011, p. 14-15.
Pour commencer de faire connaissance avec ce pasteur, penseur et passeur d'exception, il est bon de lire et relire l'ouvrage suivant :
Le Christianisme ne fait que commencer
Par Alexandre Men
Préface de Jean Vanier — Introduction d'Ignace Krekchine — Textes traduits du russe par Françoise Lhœst et Hélène Arjakovsky-Klépinine
Editions du Cerf Paru en : Juin 1996 [2004, 2010]
24,00 € - 288 pages
Collection « Le Sel de la Terre »
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