L'entretien que je publie ci-dessous est de première importance. Les conseils que le pape Shenouda y donne avec sérénité et simplicité sont d'une densité et, si on ose dire, d'une immédiateté extraordinaires, car ils peuvent être appliqués sans autre difficulté que la vigilance et la persévérance, et leur effet est garanti par l'expérience.
Je ne saurais assez conseiller à mes lecteurs de les déguster.
Je remercie père Alphonse et Rachel d'avoir mis ce trésor à la portée de tous.
Père Alphonse et son épouse Rachel
Goettmann ont eu l'insigne grâce d'approcher en tête à tête Sa Sainteté le
Patriarche d'Alexandrie, Shenouda III, lors d'une série d'entretiens en vue
d'un prochain ouvrage. D'abord journaliste de renom et poète, puis moine et
ermite dans les grottes du désert de Wadi-Natrun, professeur de théologie et
évêque, voilà qu'à 80 ans Amba Shenouda a déjà traversé trois décennies de son
patriarcat. Il préside un immense peuple dont il s'est fait très proche et
auquel il ne cesse de transmettre des paroles de sagesse, simples et
perspicaces comme l'Évangile. Nous reproduisons ci-dessous l'un de ces
entretiens.
Père Alphonse et Rachel: Amba
Shenouda, l'homme a une double polarité: il est terrestre et il est céleste. La
plupart du temps cependant, il vit comme si cette dernière n'existait pas. Or,
c'est précisément cette dimension transcendante qui fait qu'un homme soit un
homme et lui permet de progresser dans une évolution incessante, vers une
spiritualisation, une divinisation de son être. Bien loin de cela qui le
rendrait heureux, il s'enferme dans les intérêts terrestres, à l'affût de
plaisirs médiocres, en-deçà de la capacité d'infini qui l'habite. Sa vie n'est
souvent qu'une réduction à l'horizontalité animale... Même beaucoup de ceux qui
se disent croyants se contentent de cet univers rétréci et ne semblent pas
avoir l'expérience d'une vraie illumination, d'un éveil. Ne sommes-nous pas des
endormis?
Amba Shenouda: L'Écriture
Sainte définit, en effet, l'homme loin de Dieu, comme un endormi. C'est l'homme
en état de péché. Il ne sait rien de son âme et de sa situation. Il n'a pas le
moindre soupçon de sa dimension spirituelle: son besoin, c'est d'être réveillé!
C'est pourquoi saint Paul écrit aux Romains:
Comprenez le temps où
nous sommes: c'est l'heure de nous réveiller (13.11).
L'apôtre veut nous dire par là: cela suffit de dormir! C'en est assez de
ce temps de négligence dans notre vie spirituelle! Il faut nous réveiller sur
le champ, ici et maintenant, sans aucune remise au lendemain! Car, continue
saint Paul,
La nuit est avancée, le
jour est proche. Laissons donc là les œuvres des ténèbres et revêtons les armes
de la lumière! (13,12).
L'Eglise nous adresse le même appel quand,
à l'office de minuit, on commence la prière par ces mots:
Levez-vous, fils de
Lumière!
Louons le Seigneur des
Puissances célestes,
car Il nous offre la
grâce de la libération de nos âmes...
Arrache, Seigneur, le
sommeil de nos sens,
il paralyse notre
vigilance. Accorde-nous, ô Dieu,
d'être éveillés, afin que
nous sachions comment nous tenir en ta Présence
au temps de la prière et
accueillir le pardon de nos péchés.
Il s'agit donc bien de nous réveiller du
sommeil de l'inattention. Saint Paul va cependant encore plus loin que le
sommeil ordinaire, il y voit la mort elle-même:
Eveille-toi, toi qui
dors, lève-toi d'entre les morts, et le Christ t'illuminera! (Eph 5,14).
L'appel est donc clair: lève-toi, fais attention à toi-même ! Retourne à
la vigilance pour découvrir où tu en es. Eveille-toi et laisse les œuvres des
ténèbres ! Alors le Christ t'illuminera et tu passeras de la mort à la vie...
Père Alphonse: La vigilance
semble être le fond commun de toutes les Traditions spirituelles de l'humanité.
Elle est le nerf de la vie tout court. Sans elle il n'y a rien. On dit
communément que le progrès d'un homme dépend de la puissance de sa
concentration. Bouddha l’ affirmait :
La vigilance est la voie
de l'immortalité, l'inattention la voie de la mort.
Soyez éveillés parmi les
endormis.
La conscience de soi et la présence au présent est alors le chemin même
vers Dieu et nous sort de tout ce qui nous sépare de Lui, c'est-à-dire du «
péché ». Le mot « péché » est difficilement accepté aujourd'hui, à cause de son
aspect moral et culpabilisant, mais vous lui donnez une toute autre dimension
en le définissant comme une mort de l'âme...
Amba Shenouda: Le pécheur
est narcosé, abruti. Il ne sait pas qui il est ni ce qu'il fait. Hors de son
axe, déraciné, il se jette dans le malheur. L'enfant prodigue a pris conscience
du tragique de cette situation et s'est éveillé quand il est rentré en lui-même (Lc 15,17).
L'homme pécheur est dans un tourbillon, où il oublie son propre esprit, il
oublie Dieu, il oublie ses principes et ses idéaux: endormi, il ne sait plus ce
qui est vrai. Malgré tout, il est persuadé, quant à lui, de sa grande
vigilance: n'occupe-t-il pas le monde entier par son activité fébrile et sa
volonté de puissance! Les anges le regardent en disant: «Pour combien de temps
encore cet homme reste-t-il dans son sommeil?» Il a besoin de quelqu'un qui le
réveille, qui réveille sa conscience d'entre les morts, pour que le Christ
irradie en lui sa Lumière.
Satan, c'est bien connu, endort d'abord la conscience d'un homme pour le
faire chuter ensuite. Par une ruse quelconque, il cherche à le conduire dans un
état second, de rêverie et d'inattention.
Si le pécheur n'a plus le pouvoir de se réveiller par lui-même, alors il
lui faut l'intervention de quelqu'un d'autre. Dieu, de son côté, ne cesse de
frapper à sa porte:
Je me suis couché et j'ai dormi, puis je me suis réveillé,
car le Seigneur me tenait debout (Ps 3.6).
Rachel: L'homme se définit aussi
par son désir. Selon les motifs qui l'animent, il sera davantage terrestre ou
davantage céleste ou encore dans l'équilibre des deux, l'un transfigurant
l'autre. Et puis il y a bien des degrés dans la motivation de chacun à donner
un sens à sa vie. Cela va de l'athéisme absolu jusqu'à la sainteté, en passant
par toutes sortes d'idolâtries ou tout simplement la non-motivation, la négligence
et l'indifférence totale, ce qui mène droit à la dépression ou l'état
suicidaire. Quels sont pour vous, Amba Shenouda, les vrais motifs qui plongent
l'homme dans l'endormissement et la non-vie?
Amba Shenouda: Il y a, selon
moi, des motifs extérieurs et d'autres qui sont intérieurs, ceux qui
s'introduisent dans l'homme d'une façon insidieuse et presque imperceptible,
enfin des motifs qui le submergent comme un ouragan et occupent son cœur
totalement.
Une des ruses les plus puissantes qu'utilise le démon pour détruire la vie
spirituelle, c'est de jeter l'homme dans l'activisme extérieur. Ce qui est
subtil dans cette tentation, c'est qu'elle ne s'attaque pas au spirituel
directement, mais ne lui laisse aucune place, si bien qu'on l'oublie
rapidement.
Ces gens n'ont jamais le temps pour
s'asseoir avec Dieu, pour prier ou lire la Bible, méditer ou louer le Seigneur.
Ils n'ont pas plus le temps de s'asseoir avec eux-mêmes pour s'interroger: qui
suis-je, où vais-je? Leur vie n'a donc aucune chance de se transformer!
Père Alphonse: C'est ce que
les Pères appellent « le regard clair sur soi » ou, selon le terme classique en
occident: «l'examen de conscience». Il s'agit de l'instrument même du progrès
spirituel. Lui seul permet le vrai discernement des esprits à l'œuvre et peut
conduire à l'éveil...
Amba Shenouda : La stratégie
des esprits est simple: ils savent que lorsque l'homme s'arrête, sa nostalgie
spirituelle peut se manifester à lui, il risque de percevoir tout à coup la
voix de Dieu au fond de lui, ou encore il peut découvrir sa propre conscience
qui l'interroge...
L'homme d'aujourd'hui surtout n'a souvent aucun équilibre dans la juste
répartition de son temps. Notre époque technologique fait de lui une victime
des machines, de leur vitesse et du tourbillon de leurs attractions multiples.
Il peut être suspendu à son téléphone ou ses petits écrans pendant des heures,
sans trouver dix minutes pour se retirer dans la prière et le recueillement...
Si toutefois il lui arrive de prendre la décision vigoureuse de faire une
halte, le démon vient lui dire: «Je viens m'asseoir, moi aussi, avec toi pour
te soutenir dans ta prière. » Il commence alors à le traîner d'une pensée à
l'autre, à travers mille sujets aux antipodes de la prière, et l'enfonce encore
plus dans cette activité qu'il avait décidé de quitter! Pourquoi est-ce ainsi'?
Tout simplement parce que l'activisme a pris racine dans le subconscient de
cet homme, ses centres d'intérêt profonds sont captifs. Cela prouve bien qu'en
aucun cas il croit que le temps passé avec Dieu est un enrichissement, que la
vérité dernière de l'homme, la plus importante, se trouve dans la prière
seulement...
Rachel: Selon la Bible, Dieu a
créé l'homme le sixième jour et le septième c'était le Shabbat. Donc le premier
jour de l'existence de l'homme était un jour de repos et de fête avec Dieu, de
contemplation de l'œuvre divine accomplie et d'émerveillement. C'est là une
formidable révélation, où il est affirmé avec puissance la dimension
essentielle de l'homme, celle de son intériorité, sans laquelle il cesse d'être
lui-même et sans laquelle son travail, auquel il tient tant, n'est qu'une
vaine agitation...
Amba Shenouda: C'est pour
prévenir l'homme de cette agitation et l'en libérer que Dieu lui donne un jour
entier de la semaine, le Jour Saint du Seigneur, où aucun travail ne doit être
effectué (cf. Lv. 23,3). Il s'agit d'un temps de grâce et de retour sur soi, de
renouvellement intérieur, dans la joie et la liberté divines.
Mais qu'en a-t-on fait? Au lieu de recevoir ce jour comme un don de Dieu,
l'homme se l'est approprié et l'a profané. Ce qu'on appelle maintenant
«week-end», au lieu de «Jour du Seigneur», est parfois plus chargé encore que
les jours de la semaine: sorties, sports, voyages, stages et autres commerces,
car même les magasins sont souvent ouverts ce Jour-là. On y trouve de tout,
sauf Dieu...
Rachel: N'y a-t-il pas derrière
toute cette réalité la perte profonde du sens de notre relation à Dieu? Dans la
Bible, Dieu se manifeste comme le Fiancé, l'Epoux de l'homme. C'est pour une
réciprocité amoureuse qu'Il nous a créés, pour une relation nuptiale, loin
d'une obéissance servile à des commandements...
Amba Shenouda: Dieu est le
Fiancé, en effet. Comme tout amoureux, Il aime prendre du temps avec nous, mais
nous ne voulons pas. Quand Il visite sa bienaimée, l'humanité, l'homme, chacun
d'entre nous, elle est occupée par mille choses qu'elle trouve plus
intéressantes et Lui tourne le dos. N'est-ce pas stupéfiant? Dieu nous aime et
cela nous laisse indifférents... Il nous parle et nous ne répondons pas ! Il
nous appelle à Lui, mais nous ne bougeons pas ! Notre suractivité témoigne bien
que Dieu n'a pas de place dans notre cœur, et s'Il en a une, c'est de toutes
façons après tout le reste...
Rachel: Vous faites
un constat d'échec terrible, Amba... Voyez-vous une solution?
Amba Shenouda: On peut
essayer de se lever une demi-heure plus tôt pour commencer sa journée par la
prière et la lecture de la Bible. Il est nécessaire aussi de gagner du temps
durant la journée. Bien des choses que nous faisons sont inutiles pour la vie.
A chacun de voir comment il peut supprimer ou réduire la lecture des journaux
ou des livres, la radio et la télévision, certaines rencontres ou loisirs.
Mais le plus important de tout, c'est d'être convaincu de la nécessité
vitale de l'éveil spirituel, alors on trouve toujours le temps pour en prendre
les moyens ! David, qui avait l'énorme responsabilité d'être roi, chef d'armée
et juge, dit: Sept
fois par jour je te loue, Seigneur et la nuit je me souviens de ton
saint Nom (Ps 119,164). Quant à Josué, successeur de
Moïse et conducteur du peuple, Dieu lui demande de méditer la Parole de Dieu nuit et
jour (Jos 1,8).
Père Alphonse : David et
Josué étaient des vrais amoureux de Dieu. Quand le cœur est épris, ce n'est pas
seulement un petit temps que l'on réserve au bienaimé, le temps tout entier
est illuminé par l'amour. Mais pour accueillir cette étincelle, il faut trouver
des « temps forts » dans la journée, c'est vrai. Le «manque de
temps» est un mensonge, car les moines ont découvert depuis toujours
qu'une demi-heure de prière et de méditation profonde, où le corps est détendu,
équivaut à trois heures de sommeil. Cela est maintenant confirmé par la
science. On peut donc toujours faire, le cas échéant, une ponction sur la nuit
et on est encore gagnant! Ne doit-on pas plutôt se mettre devant d'autres
évidences que le manque de temps et le surcroît de travail ?
Amba Shenouda : En réalité si
notre temps est occupé par l'action ou le «faire» incessant, c'est parce que
notre cœur est occupé par d'autres centres d'intérêt que Dieu. Le démon
n'empêche jamais directement l'homme à s'approcher de Dieu, mais il lui fait
miroiter des appâts plus plaisants à ses sens. Si l'homme entre en dialogue
avec cet attrait, la passion va bientôt assiéger la totalité de son être et
engloutir tous ses intérêts.
Rachel: Il n'y a pas de place pour Dieu dans un cœur encombré, dit sainte
Thérèse d'Avila.
Amba Shenouda: L'important à
comprendre ici, c'est qu'il s'agit de la captation de nos sentiments par le
démon. Il mobilise nos émotions et les oriente. Cela peut être n'importe quoi:
le sport, l'art, la lecture... Certains sont tellement focalisés sur leur
travail qu'ils ne font plus que vivre, parler et penser à travers lui. D'autres
rêvent de leur promotion, la vaine gloire meuble leur imagination et remplit
leur avenir d'illusions. D'autres encore veulent refaire le monde, ils sont
révoltés et critiquent tout ce qui passe sous leur regard... Ces passions
rongent le cœur de l'homme comme les mites rongent ses vêtements.
Voilà pourquoi les saints moines sont nos
modèles. Ils ont chassé toute prédilection de leur cœur. Dieu seul est leur
unique amour. Lui seul mobilise puissamment leurs sentiments, remplit de
plénitude leur vie et leur temps... Parce que Dieu est Dieu, rien ne peut leur
manquer!
Rachel: En dehors des motifs
extérieurs et intérieurs qui nous éloignent de Dieu et nous endorment, vous
avez parlé de ceux qui se glissent en nous d'une façon imperceptible. Mais sans
doute faut-il beaucoup de discernement pour les distinguer: chez le démon tout
s'entremêle, il est masqué et se présente souvent sous les apparences du
bien...
Amba Shenouda: Je faisais
allusion essentiellement à l'entourage, l'environnement non spirituel. Notre
«milieu» de vie a une importance capitale: c'est comme la «bonne terre» ou
l'humus pour la graine et la plante. Saint Paul dit:
Ne vous laissez pas
façonner par le monde,
quand c'est le renouveau
intérieur qui doit vous transformer! (Rom. 12.2).
L'homme endormi et loin de Dieu accuse l'homme spirituel et le rejette,
parce que celui-ci le dérange dans sa léthargie, pose à sa conscience des
questions qu'il ne veut pas entendre et met en évidence la dimension que
l'autre a refoulée souvent avec violence.
Faire autrement que le groupe auquel on appartient est toujours mal vécu,
on marginalise vite ceux qui n'ont pas un comportement grégaire ! Ceux qui se
veulent «Modernes» taxent de «vieux jeux» ceux qui se refusent à leur
agissements douteux. Le faible ou le solitaire a besoin d'être reconnu. Il ne
sera jamais intégré au groupe, le jeune qui ne fume pas comme tout le monde,
qui n'a pas de relations sexuelles en toute liberté ou qui ne s'habille pas
selon les normes en cours... S'il a encore le courage d'aller à l'église,
l'ironie et le ricanement de ses camarades lui prendront le reste de sa ferveur
pour Dieu...
Ne vous égarez pas, dit saint
Paul,
les mauvaises compagnies
corrompent les bonnes mœurs (i cor. 15.33).
Rachel: Que faire alors devant
une réalité qui s'impose pourtant massivement: l'homme vit dans des milieux de
plus en plus déchristianisés: la famille, l'école, le travail et la société
tout court... on n'est jamais seul...
Amba Shenouda: D'abord Dieu
est toujours là, avec chacun, s'il le veut bien! Ensuite il me paraît tout à
fait essentiel d'avoir un contact avec les grandes personnalités, vivantes ou
déjà au ciel, de se sentir soutenu dans la foi et profondément relié. Enfin,
tant que l'on peut, il faut limiter la symbiose avec les milieux dangereux pour
notre vie spirituelle. On peut très bien être dans le monde sans être du monde(in 15,19). Parfois même notre vie de foi doit rester un jardin clos, une fontaine scellée, comme dit le
Cantique (4.12).
Père Alphonse: Nous avons
remarqué très souvent à quel point la compagnie des saints est absolument
déterminante dans la vie d'un homme. Lire une ou deux pages par jour d'une
biographie ne prend pas beaucoup de temps, mais provoque une lente imprégnation
de la présence et de la pensée du saint. Et effectivement le saint se présente,
on le sent proche de soi. Alors on lui parle, c'est-à-dire on le prie, et la
relation devient de plus en plus vivante, il peut naître une réciprocité, une
amitié spirituelle très forte. Dès lors ce saint est un compagnon sur le
chemin, un vrai guide que l'on écoute et dont on peut recevoir des richesses
insoupçonnées !
Amba Shenouda: Les saints
nous apprennent l'attitude juste et la pensée droite au milieu des turbulences
du monde. Leur vie est une interprétation des Ecritures, leur compréhension de
la Parole de Dieu nous maintient au-dessus des doutes et des lâchetés...
Mais nous n'avons pas terminé avec les obstacles sur le Chemin. Nous
disions que l'activisme assiégeait le temps de l'homme, que les passions
assiégeaient son cœur, et le milieu de vie inhibe sa volonté... Avec tout cela,
il ne faut pas oublier le mental qui domine les pensées et, par l'imagination,
mène l'homme par le bout du nez en le divisant complètement. C'est par
l'imaginaire que le mental est à l'affût du plaisir des sens, qui coupent alors
l'homme des racines de son être et de Dieu lui-même.
Père Alphonse: Peut-être
cela nous aiderait de distinguer l'intellect du mental. Le mental n'a pas été
créé par Dieu; c'est l'homme qui, en manipulant l'intellect, a fabriqué le
mental pour vivre, ou plutôt survivre, à son propre compte et sans Dieu. Voilà
pourquoi le mental ne cesse de mentir et de mettre l'homme à propos de tout
dans la non-vérité, c'est l'egocentration. L'objectif premier des grandes
Traditions consiste donc d'abord à donner à l'homme des moyens de libération,
pour qu'il vive pleinement au lieu de survivre chichement. Que propose le christianisme
pour cet éveil, comment fait-il pour qu'un pécheur ou un grand criminel
devienne un saint, comme cela est arrivé souvent dans l'histoire?
Amba Shenouda: Si quelqu'un
se détourne de Dieu et délaisse son âme, cela ne veut en aucun cas dire que
Dieu l'a également abandonné. Bien au contraire ! Cet homme perdu, Dieu le
cherche plus que jamais, par tous les moyens, et tout d'abord par son amour.
Car il veut, dit saint
Paul,
que tous soient sauvés et
parviennent à la connaissance de la vérité (1 Tim. 2,4).
Beaucoup d'hommes sont réveillés par cet amour gratuit et inconditionnel
de Dieu, alors même qu'ils sont loin de Lui et le renient par leur manière de
vivre. Que l'on pense seulement à Zachée, rejeté et haï par tout le peuple. Au
passage de Jésus dans sa ville, il grimpe sur un arbre pour ne pas être vu.
Mais Jésus pose son regard sur lui avec amour, l'appelle par son nom et
s'invite à sa table devant ces milliers de personnes médusées par leur haine
pour cet homme. Zachée est complètement bouleversé, au point qu'il dit:
Seigneur, je veux donner
la moitié de mes biens aux pauvres,
et si j'ai volé
que/qu'un, je le lui rendrai au quadruple (Le 19,1-10)...
Rachel: ... Alors même
que Jésus ne lui a pas demandé cela! On est toujours frappé par ce regard
d'amour que Jésus pose sur les hommes, sans aucun jugement. Ce regard qui
plonge dans la profondeur et va communier au mystère même de l'être, à sa
source la plus intérieure. Et chaque fois ces hommes sont retournés, ils
s'éveillent à Dieu, mais aussi à eux-mêmes, ils se découvrent. Je pense encore
à Nathanaël, à la Samaritaine, à Pierre lors de son reniement de Jésus, à
Marie-Madeleine, au malfaiteur crucifié et à tant d'autres...
Amba Shenouda: Il n'y a
cependant pas que la manifestation directe de l'amour qui transforme les gens.
Parfois ce même amour s'exprime à travers des épreuves. Celles-ci sont alors
une autre possibilité d'éveil. La Bible est remplie d'exemples à ce sujet-là.
On pourrait citer la longue résistance de Pharaon au peuple hébreu suscitant
les fléaux successifs jusqu'à ce qu'il lâche prise (Ex 7 à 12); ou l'histoire
de Joseph vendu par ses propres frères qui se: retournent
complètement lors de leur mise à l'épreuve (Gen. 37 à 46); Jonas, quant à lui,
n'écoute pas l'appel persistant de Dieu: ce n'est que dans le ventre de la
baleine, englouti par les eaux profondes, c'est-à-dire au sommet de la terreur
et de l'effroi qu'il se tourne vers le Seigneur et prie (Jon. 2). L'exemple
biblique le mieux connu est évidemment celui de l'Enfant prodigue qui ne se
convertit que lorsque rien ne va plus dans sa vie (Lc 15,11-32).
Il est facile de transposer ce mystère du retournement de l'homme vers
Dieu dans notre propre contexte : celui des maladies, de la souffrance, des
accidents et autres malheurs dont l'histoire humaine est remplie. Selon
l'attitude de l'homme, l'épreuve qui le touche est initiatique et peut alors
devenir la plus haute prière et un chemin de transformation radicale. Le
Seigneur a dit:
Appelle-moi au temps du
malheur pour
que je te délivre et que
tu rendes grâces (Ps so,1s).
La même chose serait à dire à propos de
l'échec. Certains hommes sont comme poursuivis par la défaite, rien ne leur
réussit, toutes les portes auxquelles ils frappent restent closes et chaque
projet qu'ils font, s'enlise dans le sable... Mais comprennent-ils? Bien
souvent jamais; mais parfois cependant ils s'éveillent et découvrent que Dieu les
cherche et les secoue dans la perte de leur âme... Quant à ceux qui résistent à
Dieu, ils plongent encore davantage dans l'échec de leur vie: ils s'adonnent à
l'alcool ou à la drogue pour oublier ce qui leur arrive. D'autres ont recours à
la magie, au spiritisme et à la voyance... Dieu exerce beaucoup de patience
avec ces hommes jusqu'à ce qu'ils aient épuisé tous les moyens humains dont
aucun ne répondra à leur attente !
Rachel: Finalement on
peut dire avec les saints: Tout
est grâce, c'est-à-dire que Dieu est toujours présent
et nous cherche avec amour à travers même nos difficultés, mais nous ne le
percevons qu'en écoutant...
Amba Shenouda: Bien sûr,
mais parfois la grâce est plus explicite ou plus facilement perceptible, par
exemple dans la lecture d'un livre qui bouscule, la rencontre d'une personne
spirituelle, la participation à une liturgie ou l'écoute d'un sermon... Là où
la grâce a certainement son impact le plus fort, c'est à la vue d'un mort. D'un
coup absolument tout est mis en question et cela d'une façon fondamentale. On
s'interroge sur le sens de sa propre vie et sa manière de la conduire. Cela
peut être un choc terrible mais salutaire...
Père Alphonse: Quand
quelqu'un s'est vraiment réveillé, que se passe-t-il en lui? On utilise souvent
les mots «conversion» ou «retournement», mais quelle réalité recouvrent-ils?
Les mots n'expriment souvent plus qu'une morale pieuse que nos oreilles
n'entendent pas...
Amba Shenouda: Un véritable
éveil laisse des traces profondes dans l'être humain et se reconnaît à des
signes qui ne trompent personne.
Dès qu'un homme approche de Dieu, il voit l'énormité de son péché,
c'est-à-dire l'éloignement, la rupture dans laquelle il a vécu jusque-là.
Maintenant il en est vraiment conscient, puisqu'il ne dort plus! Il ressent
alors profondément l'ignominie du péché qui, auparavant, n'existait même pas
pour lui. La honte l'envahit. D'abord devant la sainteté de Dieu et son amour
sans bornes. Devant sa miséricorde infinie qui l'a épargné de la mort où le conduisait
le péché. Il est surtout saisi par un extraordinaire repentir car son péché a
mené le Christ sur la croix. Ce ne sont là plus des mots pour lui, mais une
expérience poignante. Le sentiment de cette opprobre est bien relevé dans
l'attitude du Publicain au Temple (Lc 18,13) ou encore dans le retour de
l'Enfant prodigue (Lc 15, 19):
Je ne suis plus digne
d'être appelé ton fils!
Mais déjà les psaumes en sont remplis:
Tout le jour ma confusion
est devant moi et la honte couvre mon visage (44,16).
Toi, tu sais mon
opprobre, ma honte et ma confusion (69,20).
Mais cette opprobre n'est pas seulement ressentie devant Dieu, elle l'est
aussi devant soi-même. L'homme a honte de sa trahison, de sa fragilité, il
prend conscience à quel point il est peu fiable et manque à sa propre présence,
la peur le cloue au sol devant cette capacité de néant qu'il découvre en
lui-même...
La honte a dévoré le gain
de nos pères, s'écrie Jérémie...
Couchons-nous dans notre
honte et que nous couvre notre confusion;
car contre le Seigneur,
notre Dieu, nous avons péché depuis notre jeunesse jusqu'à nos jours(3,25).
Ou encore Esdras:
Mon Dieu, j'ai trop de
honte et de confusion pour lever vers toi mon visage,
car nos fautes se
sont multipliées jusqu'à dépasser nos têtes (9,6).
Les textes sont multiples qui montrent par
cette attitude l'ouverture à un tout autre niveau de conscience. Leur
méditation, surtout celle des Psaumes, nous apprend à prendre ce chemin. La
souffrance intérieure opère une telle purification que, peu à peu, l'homme se
décentre en Dieu et ne compte plus que sur Lui seul.
Rachel: La conscience
humaine est très élastique. Plus on est loin de Dieu moins on a conscience du
péché: on l'ignore, on le méprise ou on le traite avec indifférence pour rester
libre dans ses agissements... Mais plus on se rapproche de Dieu plus on voit
combien on en est loin. C'est seulement quand je mets un vêtement contre la
lumière que je vois les taches ! Cela explique pourquoi les saints,
paradoxalement, se sentent aussi les plus grands des pécheurs... C'est une
grande douleur pour eux...
Amba Shenouda: Cette douleur
mène aux larmes. C'est un autre signe de l'éveil spirituel. Saint Pierre a
pleuré amèrement sur sa triple trahison (Mt 26,75), et David, après son crime,
dit:
Chaque nuit je baigne ma
couche,
de mes larmes j'arrose
mon lit (Ps 6,7).
Les larmes montrent que le retournement est descendu jusqu'aux profondeurs
affectives et atteint le cœur de l'homme. Le cœur est le noyau de l'être; tant
qu'il ne pleure pas, il reste bloqué et ne cède en rien. Mais s'il pleure, tout
est possible et il sera pour cet homme un puissant moteur de transformation...
Père Alphonse: Certains
Anciens comparent les larmes à l'eau du baptême. Elles nous insèrent dans le
mystère de l'agonie du Christ à Gethsémani, où Il a versé des larmes de sang,
puis aussi dans le mystère de la croix, car la source des larmes coule du côté
transpercé du Seigneur. Alors l'homme qui pleure est immergé dans la mort du
Christ, les larmes éteignent la brûlure des passions. Puis ces larmes
d'affliction deviennent peu à peu des larmes de gratitude, d'émerveillement et
de joie dans le Christ qui pardonne et ressuscite. Et finalement les larmes de
tristesse sont traversées par la lumière du sourire qui mettent à nouveau le
cœur en fête. Le cœur endurci par le péché se liquéfie par les larmes et se
métamorphose en amour. Dieu le revêt de la robe nuptiale. Le Canon de saint
André de Crète contient ce grand thème.
Amba Shenouda: Il ne faut
pas oublier que ce n'est pas gagné pour autant ! Le démon est terriblement
jaloux de la conversion d'un homme et il fera tout pour l'arracher de son
nouveau chemin. Il peut se glisser dans ces larmes et leur donner une pesanteur
ténébreuse, décourager celui qui pleure et lui faire croire qu'il ne s'en
tirera jamais... Certains Pères du désert ont lutté pendant des années contre
le démon, tout en pleurant.
Mais Dieu est là tout autant, il ne faut pas l'oublier non plus ! Il
connaît les méandres de notre âme et l'accompagne pas à pas. Quand l'homme s'abandonne
à Lui et se laisse purifier, vient le moment où tout culbute. Le pécheur
d'antan va maintenant consacrer toute son énergie au chemin spirituel. La même
énergie qu'il donnait autrefois au démon, il la donne maintenant à Dieu. Avec
enthousiasme il s'adonne à la prière perpétuelle, au jeûne, à l'ascèse et au
service des autres. L'histoire est peuplée d'illustres exemples, pensons à
saint Augustin, saint Moïse le Noir, sainte Marie l'Egyptienne... Un éveil de
cette envergure ne retombe plus. Ces hommes sont entrés dans la joie de leur maître, ils sont marqués définitivement par le sceau de l'Esprit!
Père Alphonse et Rachel: Joie pour nous, de
partager avec tous nos lecteurs la grâce de ce dialogue !
Entretien de Sa Sainteté le
Patriarche Amba Shenouda III avec Père Alphonse et Rachel Goettmann
Rappelons que le pape Shenouda III, patriarche d'Alexandrie et de la Prédication de saint Marc est né au ciel le 17 mars dernier à l'âge de 88 ans (voir mon billet du 27 mars).
Je
Magnifique leçon. Merci.
RépondreSupprimersuperbe leçon est méditation mon frére merci.paix et amour en christ.
RépondreSupprimerMerci à tous deux.
RépondreSupprimerJ'ai beaucoup fréquenté le père Alphonse et Rachel Goettmann, et tous deux ont grandement contribué à mon évolution spirituelle et sacerdotale.
Quant au pape Shenouda, sa sagesse est celle qui vient de l'Esprit.
Mais le Père Goettmann a bien été excommunié, ainsi que d'autres prêtres, par le Pape Shenouda III. Peut on encore lui accorder le titre de prêtre dans ce cas ?
RépondreSupprimerCe que vous dites est exact mais partiellement. Il a été exclu de l'Eglise copte, ce qui n'est pas la même chose, pour des raisons de discipline ecclésiastique tenant à la pratique du rite des Gaules, et cela à la demande du défunt évêque Marcos, paix à son âme. Il n'a pas été excommunié pour des erreurs touchant à la foi.
RépondreSupprimerLadite décision a d'ailleurs été transmise en France par le même évêque Marcos, sans document officiel du pape.
Quoi qu'il en soit, le père Gooettmann n'a jamais été réduit à l'état laïc.
Donc on peut être excommunié à moitié ! cela se fait peut être dans de petites églises qui sont en mal de recrutement. Pour nous on est excommunié ou pas.
SupprimerGoettman a été EXCOMMUNIE que vous le vouliez ou pas. L'excommunication a été faite à la demande express du Pape Shenouda III, elle concernait d'ailleurs 6 autres prêtres. Cette excommunication a été signifié en Août 2006.
Un homme d'Eglise tel que vous devrait savoir que, quelque soit la raison de l'excommunication, lorsqu'elle est prononcé elle renvoie le Prêtre à l'état de laïc et lui interdit de fréquenter n'importe quelle Eglise.
Pour un orthodoxe vous maniez avec brio la casuistique jésuite !
Que penser de vous, un prêtre orthodoxe et de votre Eglise qui recevez et conserviez un prêtre excommunié !
Passant outre votre ton vindicatif qui m'en rappelle un autre, je vous signale, pour votre meilleure information, que le père Alphonse Goettmann avait quitté l'Eglise à laquelle j'appartiens BIEN AVANT d'entrer dans l'Eglise copte. Ce qui lui alors advenu - et qui n'est point du tout ce que vous dites - ne concerne donc pas en tant que telle notre Eglise, que vous vous pressez un peu vite de condamner mais à tort.
SupprimerQuoi qu'il en soit, je garde toute ma reconnaissance au père Alphonse, prêtre de premier ordre, pour tout ce que je lui dois.