mardi 14 juin 2011

...GLORIA MUNDI


Aujourd’hui, lundi 13 juin 2011, vient de fermer ses portes une remarquable exposition, conçue avec grande intelligence et grande science (l’épais catalogue de 540 pages est un monument d’érudition), qui donne beaucoup à voir, beaucoup à imaginer, et beaucoup à penser.


Aménagée sous forme de triptyque, son premier volet était visible au musée municipal de Richelieu, le second au musée des beaux-arts de Tours et le troisième au musée des beaux-arts d’Orléans. Son titre ? Richelieu à Richelieu. Son but ? A la suite de plusieurs années de recherches et d’enquêtes dans les archives, les musées et leurs réserves, ou encore chez des particuliers, faire un récolement aussi complet que possible des éléments de toute nature, documents, œuvres d’art, etc., relatifs au grand œuvre architectural et urbanistique de Richelieu dans son domaine patrimonial du Poitou, rassembler autant qu’il était possible ces éléments épars, ces disjecta membra, et les donner à voir, les révéler (souvent après restauration) et enfin les regrouper en ensembles, de façon à permettre de reformer par l’imagination (une excellente reconstitution en 3 D y aide grandement) ce rêve de gloire et de splendeur aujourd’hui totalement évanoui.


Car ce chef d’œuvre fameux dans l’Europe entière, que l’on venait visiter de partout – au point qu’un guide détaillé, un des premiers du genre, fut rédigé par son gouverneur Benjamin Vignier en 1676 – cette merveille réputée, louée non seulement par les littérateurs officiels mais aussi par de nombreux voyageurs plus ou moins célèbres, et cela à cause aussi bien de son architecture moderne due au grand architecte Jacques Lemercier, que des innombrables beautés (statues, bustes, colonnes, termes, amphores, tableaux, tapisseries, décorations murales, lambris…) que le château lui-même et son immense parc abritaient, cette sorte d’anticipation de Versailles, il n’en reste pas pierre sur pierre.



Et là, la comparaison avec le temple de Jérusalem s’impose d’elle–même.



Quelle avait été l’ambition de Richelieu ? Le cardinal-duc, durant les quelque 25 années de sa vie publique, a eu « le goût des bâtisses », comme dira plus tard Louis XIV de lui-même dans son testament. Il a beaucoup acheté, beaucoup rénové et aménagé, beaucoup garni et orné : citons le château de Rueil, un de ses favoris, celui de Limours, celui de Bois-le-Vicomte, le Petit-Luxembourg, que lui avait donné Marie de Médicis (et où il imprima peu sa marque), et surtout le Palais-Cardinal, actuel Palais-Royal, à Paris. (A noter, au passage, que ces demeures ont toutes disparu, à l’exception du Petit-Luxembourg et du Palais-Royal, où rien ne subsiste de l’époque du cardinal).



Mais à Richelieu, c’est d’autre chose qu’il s’agit.



« Très-haut, très-puissant et très-éminent Seigneur Monseigneur Armand-Jean du Plessis, cardinal duc de Richelieu et Fronsac, Pair de France, grand maître, chef et surintendant de la navigation et commerce de France » : ainsi est-il qualifié dans un document de 1633, dans les débuts de sa fortune (politique… et financière). Mais il n’était pas que cela. Enumérons. Dans l’ordre féodal : baron de Faye, de Coses, de Barbezieux, seigneur de Bessay, de Charvon, d’Auvert, etc. Dans l’ordre religieux : abbé de l’Ile-Chauvet, de Moreille, de Redon, de Saint-Benoît sur Loire, de Pontlevoy, de Saint-Pierre de Châlons, de Notre-Dame du Vast, de Saint-Riquier, de Ham, de Signy, de Saint-Arnoul de Metz… au total quinze abbayes ; supérieur général de l’Ordre de Cluny, abbé général de Chezal-Benoît, et même élu abbé général de Cîteaux et des Prémontrés (mais le pape Urbain VIII refusa sa sanction). Dans l’ordre administratif : gouverneur du Havre, d’Harfleur, d’Honfleur, de Brouage, des îles d’Oléron et de Ré, de la Rochelle et de l’Aunis et de Nantes, de la Bretagne, des îles d’Hyères : tout cela lié à sa charge de grand-maître de la navigation (c’est-à-dire de facto de grand amiral de France, titre qu’il avait supprimé comme trop dangereux pour l’autorité royale) ; rappelons que c’est de Richelieu que date, avant Colbert, le début de la constitution de la flotte de guerre et de commerce française.



Et puis, n’oublions pas qu’il était duc et pair de France, et cela deux fois : au titre de Richelieu et au titre de Fronsac ; qualité qui le faisait entrer dans la famille, au sens féodal, du roi, lequel l’appelait « mon cousin ». Et enfin qu’il était « premier principal ministre » de Sa Majesté le Roi très-chrétien : il y avait cinq principaux ministres et il avait préséance sur les autres de par son titre de cardinal de la Sainte Eglise, lequel lui donnait aussi préséance sur les princes du sang (c’est-à-dire la parentèle du roi, tel son frère, Gaston d’Orléans) mais non sur les fils de France (les descendants du roi, mais il n’y en eut pas avant 1638 – Louis – et 1640 – Philippe).



Pareille énumération ne peut manquer de susciter l’indignation vertueuse des ignorantins de notre époque ; elle ne choquait personne au temps du roi Louis XIII, non plus que sous ses prédécesseurs ou ses successeurs. Elle marquait à la fois concrètement (les revenus financiers) mais aussi et peut-être surtout symboliquement le rang social du bénéficiaire de tous ces bénéfices qui, comme le nom l’indique, étaient des bienfaits accordés par un suzerain, en l’occurrence le roi (ou la reine mère).



Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que la société des temps modernes (selon la terminologie des historiens : à ne pas confondre avec l’époque contemporaine) était encore organisée selon une typologie issue de la société féodale, symboles compris. Au temps de Louis XIII et de Richelieu, nous sommes à la charnière entre cette société féodale, caractérisée par un système de relations de féal à suzerain, de fidélités, et d’une société marquée par le triomphe de l’absolutisme royal et de la centralisation administrative qui va avec, société nouvelle déjà amorcé par Richelieu avec l’institution des intendants¸ chargés de contrôler voire de suppléer ces grands féodaux qu’étaient pour la plupart les gouverneurs.



Néanmoins, Richelieu, personnellement, s’inscrit dans ce système de fidélité¸ de « foi jurée », qui va en tout premier lui au roi, « l’oint du Seigneur », et concurremment à la reine mère, Marie de Médicis, sa première protectrice. D’où un équilibre difficile à garder (il joua un rôle de conciliateur durant les diverses « guerres de la mère et du fils ») et qui fut définitivement rompu lors de la brouille définitive de Marie de Médicis avec Louis XIII.



Il était inconcevable, dans la pensée politique du cardinal duc, que sa fidélité première et ultime n’allât pas au souverain, incarnation de par la volonté divine de l’Etat. On a beaucoup et vainement glosé sur une prétendue tyrannie que le principal ministre aurait exercée sur le monarque. Ce sont des billevesées que démentent tous les documents. Richelieu était très conscient que son autorité ne dépendait que du bon plaisir du roi (c’est-à-dire de sa volonté) et Louis XIII était suffisamment imbu de son autorité royale pour ne pas hésiter à le lui faire sentir de temps à autre. Le ministre écrivit en substance à un correspondant que lui-même n’était qu’un zéro, qui ne prenait de valeur qu’autant qu’un chiffre venait avant lui. On est loin des fantasmagories à la Dumas ou à la Michel Zévaco !



Richelieu avait de qui tenir car son père, François du Plessis, était resté indéfectiblement attaché à Henri III, qui l’avait nommé grand prévôt de France, puis à Henri IV – en un temps où des fidélités aussi inébranlables étaient rares.



Tout cela pour monter que si le château que Richelieu décida de bâtir à Richelieu (avec, ne l’oublions pas, la ville nouvelle qui l’accompagnaitt) était un monument à sa gloire, c’était aussi et surtout un monument à la gloire de celui qui l’avait fait tel qu’il était devenu, c’est-à-dire le roi Louis XIII. Ce n’est pas pour rien que le pavillon d’entrée au château comportait, sous sa coupole, une effigie monumentale du souverain renouvelant le type traditionnel de l’Imperator et le représentant en « Roi très-chrétien combattant pour la Foi » (n° 44 du catalogue). Bref la gloire du féal ministre découlait directement de la gloire du monarque.



On saisit ici toute la différence avec l’entreprise, en apparence semblable mais dans le fond tout autre, qui devait être celle de Fouquet une génération plus tard. Les splendeurs de Vaulx-le-Vicomte furent toutes à la gloire du surintendant, et de lui seul. Louis XIV, qui connaissait comme toutes les personnes instruites le langage des symboles, ne s’y trompa pas (Le soleil offusqué, a écrit à juste titre Paul Morand). Et c’est pour cette raison, parce que Fouquet s’était rendu coupable d’une manière de lèse-majesté et non pas par un médiocre sentiment de jalousie, qu’il fut arrêté et interné de la manière que l’on sait. Cette fatale erreur, jamais Richelieu ne l’eût commise, à cause de son intelligence aiguë des relations sociales, et parce que c’était un homme de vieille race. Fouquet, « homme nouveau », n’avait pas cette perception. D’où sa perte.



Cette glorification du souverain sans lequel il n’eût rien été s’accompagnait d’un hommage à la mémoire du père de Richelieu. Ce dernier, en effet, avait bâti un modeste château à la place des vestiges du château médiéval. Or Richelieu donna consigne à Lemercier de conserver ce bâtiment et de l’incorporer, de l’enchâsser en quelque sorte, dans les nouvelles constructions. Exactement ce que devait ordonner quarante ans plus tard Louis XIV à Versailles ; et je m’étonne que les auteurs du (remarquable) catalogue ne l’aient pas mentionné.



(Autre anticipation sur Versailles : la grande galerie, ornée de tableaux de dimensions impressionnantes représentant les principales batailles du règne de Louis XIII, laquelle fait penser à la future « galerie des batailles » créée à Versailles par Louis-Philippe, lequel en acheta d’ailleurs une bonne partie).



Tel quel, le château de Richelieu fut, après la chapelle de la Sorbonne, le grand chef-d’œuvre de Lemercier. C’était, disait-on, « le plus beau château de France » (hormis, peut-être, Fontainebleau). Quant à la ville nouvelle, avec son plan rigoureusement orthonomique, elle était un exemple destiné à faire date (ce qui ne fut pas) d’un urbanisme rationnel.



(Mentionnons au passage que le cardinal de Richelieu désigna saint Vincent de Paul comme premier curé de la paroisse, et que ce dernier, qui le resta jusqu’à sa mort en 1660, envoya des Lazaristes pour la desservir et y vint lui-même à plusieurs reprises).



Ce château, il ne suffisait pas de le construire, encore fallait-il le meubler, le décorer, l’orner. Une chose qui apparaît, et qui sera peut-être pour beaucoup une surprise, c’est que le cardinal avait beaucoup de goût et de compétence en matière d’arts : la sculpture avant tout, mais aussi la peinture qu’il découvrit plus tard mais dont il devint très friand (il appréciait Philippe de Champaigne plus que tout autre peintre français, mais il goûtait aussi Caravage et les caravagesques).



C’était un collectionneur forcené. En quelque dix ans, il acquit en Italie plus de 400 antiques ! Le plus récent inventaire établi à l’occasion de l’exposition énumère 252 sculptures pour le seul château de Richelieu, la plupart des antiques, mais aussi des modernes et non des moindres, tels L’esclave révolté et L’esclave blessé de Michel-Ange, maintenant au Louvre. Quant aux tableaux, on en évalue le nombre (la liste est moins sûre) à plus d’une centaine, collection constituée à partir et en complément (mais pas seulement) des tableaux du studiolo d’Isabelle d’Este (duchesse de Gonzague-Mantoue qui, au XVIe siècle s’était aménagé un « cabinet de curiosités ») que Richelieu avait fait acheter en Italie : des Mantegna, des Pérugin, des Costa…



La politique d’achat de Richelieu en Italie était très méthodique. Il avait tout un réseau d’agents et de correspondants dans tous les milieux, notamment à la Curie, auprès des cardinaux neveux, indispensables pour obtenir les autorisations d’exportation des antiques. Ces derniers, par exemple, étaient achetés en fonction de leur emplacement futur dans les résidences du cardinal, et tout particulièrement au château de Richelieu. Celui-ci suivait cela de loin mais avec minutie, y compris au plus fort des actions militaires et des turbulences politiques.



Or c’est ici que les choses deviennent très étranges. Ce splendide château, admiration de tous, auquel Richelieu était visiblement très attaché, eh bien, il y vint trois fois en tout et pour tout, et cela aux tous débuts du chantier. Il ne logea jamais dans l’appartement qu’il s’était fait aménager. Il ne contempla jamais ces décors et ces collections choisis avec tant de soin.



Même si ses héritiers jusqu’au troisième duc (le fameux maréchal de Richelieu) y habitèrent parfois, ce ne fut plus qu’un somptueux musée, un mausolée ouvert à la visite.



Cela dura un siècle et demi. Le château était pratiquement achevé à la mort du cardinal en 1642 (le jardin et le parc pas encore). En 1792, il fut confisqué comme bien d’émigré, et commença le pillage. Des commissaires de la République furent envoyés sur place pour confisquer diverses œuvres d’art : statues, tableaux… ; à quelque chose malheur est bon : au moins celles-là ne furent pas vandalisées, détruites ou volées.



Puis, en 1805, le château ayant été restitué au 5e duc de Richelieu (à l’époque gouverneur d’Odessa et de la Nouvelle-Russie [Crimée], et plus tard premier ministre de Louis XVIII) ainsi qu’à ses deux sœurs, ils prirent la décision de le vendre à un marchand de matériaux, un vandale dénommé Bontron, qui le dépeça entièrement, le vendant morceau par morceau et même pierre par pierre. Tout alla très vite : dès 1806, Alexandre Lenoir, le fondateur du musée des monuments français, écrivait : « le château est en pleine destruction ; on vend au détail au premier venu ». (Lui-même acquit quelques belles pièces pour le compte de l’impératrice Joséphine). En 1830, il ne restait plus grand-chose, en 1852 (lorsque les Bontron quittèrent les lieux, leur tâche achevée), plus rien. On a là une parfaite illustration de la « Bande noire » dénoncée en leur temps par Balzac, par Victor Hugo : sans l’énorme succès du Notre-Dame de Paris de ce denier, la cathédrale était destinée à subir le même sort que le château de Richelieu...



J’évoquais au début le temple de Salomon, autre merveille de son temps, qui lui aussi n’existe plus que dans la mémoire et l’imagination des hommes.



Tant de soins, tant de travail, tant de génie déployés, tant de merveilles rassemblées : pour rien pendant tout un temps, réduits à rien pour finir !



Oui : SIC TRANSIT…GLORIA MUNDI !



 

Tous ces bâtiments admirables,
Ces palais partout si vantés,
Et qui sont comme cimentés
Du sang des peuples misérables
Enfin tous ces augustes lieux
Qui semblent faire autant de dieux
De leurs maîtres superbes,
Un jour trébuchant avec eux
Ne seront sur les herbes
Que de grands sépulcres affreux.



(Racine. Les Promenades de Port-Royal des Champs)