vendredi 29 octobre 2010

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dimanche 24 octobre 2010

Dieu et César


Dieu et César
22e dimanche après la Pentecôte

Quelles leçons tirer de cet évangile ? Qu'il faut payer ses impôts ? Question d'actualité, en ce temps de tiers provisionnel !
La réponse est : oui !
Dans l'Evangile, il est question deux fois de payer l'impôt. Dans cet épisode-ci, qui est relaté par les trois évangiles synoptiques, de Matthieu, de Marc et de Luc ; et dans un autre, relaté par Matthieu seul. (Par manière de plaisanterie, on pourrait dire qu'il est normal que Matthieu insiste sur le paiement des impôts, puisqu'il est un ancien publicain, c'est-à-dire un ancien percepteur !)
Ce deuxième épisode est celui de la pièce de monnaie, du statère, que Jésus demande Pierre de prendre dans la bouche du premier poisson qu'il pêchera, afin de payer l'impôt dû au temple. Il y a un écho de cet épisode dans les antiennes du deuxième et du troisième psaumes des vêpres, ainsi que dans la préface et dans l'immolatio d'aujourd'hui.
Ces deux épisodes nous donnent deux fois la même réponse : oui, il faut payer l'impôt, aussi bien au temple qu'à César. Pas de grève fiscale au nom de Dieu ! - Vous en aurez l'explication un peu plus tard.
" Rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu " : cette distinction est passée en proverbe, mais avec quelles conséquences sur le comportement quotidien ?
Cela revient à faire, de Dieu d'une part, de César d'autre part, deux souverains, deux potentats, ayant chacun son domaine, son territoire propre, et aucun ne devant empiéter sur la propriété de l'autre. À Dieu le soin des âmes, à César le soin de tout le reste, qui constitue l'existence quotidienne dans la cité : vie sociale, politique, professionnelle, loisirs, etc., etc. Et comme l'existence quotidienne est de plus en plus prenante, absorbe de plus en plus de temps et d'énergie, exige de plus en plus qu'on s'y implique, on enferme Dieu dans un placard, ou dans un tabernacle, ou dans une église - dans la conscience collective, c'est la même chose - dont on le sort de temps en temps, en fait de plus en plus rarement. Donc, l'existence quotidienne - dont il est pourtant le créateur, le conservateur, le moteur - lui échappe de plus en plus. Il n'en est certes pas absent, car, si c'était le cas, cette existence imploserait, s'anéantirait. Mais nous l'en absentons, nous l'en expulsons. Et cela au nom de cette sorte de Yalta en quoi nous avons transformé cette dichotomie Dieu et César, comme si c'étaient, je le répète, deux égaux, qui rivalisent ou qui coopèrent, selon le cas.
Quand je vous décris les conséquences réelles de cette vision, vous voyez bien qu'elle est fausse. Et elle est fausse dans ses conséquences parce qu'elle est fausse dans ses prémisses. Elle est fausse parce qu'elle est dualiste, alors que toute réalité est un écho, un reflet, plus ou moins affaibli de la Trinité. Toute réalité, à un degré supérieur et accompli, est trinitaire ; et, à un degré inférieur, est triadique - ce qui n'est pas tout à fait la même chose - Monseigneur Jean a admirablement développé cela dans son cours sur la Trinité.
Et, de fait, il n'y a pas deux pouvoirs à l'œuvre dans ce monde, il y en a trois. Il y a Dieu, le vrai Maître du monde, parce que " Maître de tout ", Pantocrator ; il y a César, qui se veut maître du monde ; et il y a un troisième larron, celui que le Christ appelle le " Prince de ce monde ".
De la même façon - selon les Pères, relayés par monseigneur Jean - il y a trois volontés qui agissent : la volonté divine, la volonté humaine et celle de l'Ennemi du genre humain. La volonté humaine n'est, en soi, ni bonne ni mauvaise ; elle est bonne quand elle se conforme, librement, à la volonté divine ; elle est mauvaise quand elle se laisse entraîner par celle du Tentateur ; le plus souvent, elle est entre les deux, elle oscille de l'une à l'autre, elle est un mélange des deux - d'où ces combats intérieurs décrits par saint Paul et vécus par chacun de nous.
Il en va exactement de même pour César, c'est-à-dire le pouvoir, les pouvoirs, temporels. C'est un entre-deux, ni bon en soi, ni mauvais en soi, qui peut être bon, ou mauvais, ou mixte, par ses œuvres.
Ceci est une première chose. Mais il y a quelque chose de plus que je veux souligner : le précepte évangélique selon lequel " tout pouvoir vient d'en haut "(vous avez entendu la même chose dans le passage de l’Ecclésiastique qui vous a été lu tout à l’heure). C'est ce que le Christ dit crûment à Pilate tout à la fin de sa comparution - et ce n’est pas par coïncidence fortuite que l’évangile lu hier relate cet épisode : " Tu n'aurais aucun pouvoir sur moi s'il ne t'avait été donné d'en-haut " (Jean 19/11). Cela signifie que tout pouvoir, même lorsqu'il va au mal, vient de Dieu.
Ce propos vous paraît peut-être provocant, choquant, blasphématoire ?
Comprenez bien : il y a trois choses dans ce que je vous dis.
Premièrement : tous les pouvoirs que l'homme possède, il ne les tient pas de lui-même, il les a reçus de Dieu. Lorsque Dieu l'a créé " à son image et à selon sa ressemblance ", il l'a créé puissant.
Deuxièmement : ses pouvoirs, il les exerce en toute liberté, liberté qui est elle-même un don de Dieu. La liberté originelle de l'homme premier, du premier Adam, c'était son adhésion volontaire et sans restriction à la volonté divine. Cette adhésion, elle est toujours possible, mais beaucoup plus difficilement depuis la chute : avant, c'était une harmonie en quelque sorte préétablie, maintenant, ce doit être une harmonie reconquise, au prix de beaucoup d'efforts et de luttes.
En effet, parce que cette liberté donnée par Dieu à l'homme était une liberté sans condition, elle comportait même la possibilité de se couper de Dieu et de le renier. Ce qui a entraîné que ces pouvoirs - que Dieu, dans sa miséricorde, a diminués, mais qu'il n'a pas ôtés totalement à l'homme et, en particulier, le pouvoir, terriblement redoutable, de disposer de la vie d'autrui - ces pouvoirs, Dieu permet que l'homme en use librement, y compris pour le mal, comme l'atteste l'épisode de Caïn et d'Abel.
Mais, troisièmement, tout cela n'est possible que parce que Dieu permet ou consent. Voyez l'histoire de Job : Dieu consent que Job soit éprouvé, et même terriblement éprouvé, mais il pose une limite. Il permet ou consent, mais dans de certaines limites. Et celles-ci sont toujours à l’exacte mesure des capacités de celui qu’elles concernent. Ces limites, il les pose, parce qu'il ne veut pas livrer le monde - innocents et coupables ensemble - à la domination totale et exclusive du Prince des ténèbres, sous l'empire et l'esclavage de qui le monde est tombé à cause de la chute.
Autrement dit, Dieu ne veut la damnation de personne. Mais, question terrible et terrifiante : qu'advient-il de ceux qui cherchent obstinément la damnation ? C'est un mystère qui n'appartient qu'à Dieu....
Or, la domination du Prince de ce monde, déjà et définitivement, est détruite : le Prince de ce monde - le Christ l'a annoncé – est " jugé ", il a été " jeté dehors ". C'est-à-dire que ne restent sous sa domination que des esclaves volontaires ! Ce que nous sommes tous en partie : nous sommes à la fois libres et esclaves, à la fois justes et pécheurs.
Et comment le Prince de ce monde a-t-il été jugé, vaincu, jeté dehors ? Parce que le Christ, Roi des rois et Seigneur des seigneurs, " s'est fait obéissant jusqu'à la mort, à la mort même de la croix ". Or la mort, c'est l'instrument ultime de la domination et de l'empire de l'Ennemi. Ainsi le Christ s'est fait totalement obéissant à l'Ennemi du genre humain ; et c'est cette obéissance qui a fait exploser la prison dans laquelle le genre humain était enfermé et enchaîné.
De tout cela, les premiers chrétiens avaient entièrement conscience. Ils respectaient tous les pouvoirs établis, même mauvais, même méchants, même persécuteurs, et ils leur obéissaient, comme les en instruisait l'apôtre Pierre dans sa première épître : " Soyez soumis, à cause du Seigneur, à toute autorité établie parmi les hommes ". Et ils leur payaient l'impôt - vous avez là votre réponse. Ils étaient des modèles d'obéissance et de soumission, à une seule exception, celle de la foi : là-dessus ils étaient intraitables.
Pourquoi agissaient-ils ainsi ? Parce que ces autorités établies le sont de par Dieu, soit que Dieu veuille, soit que Dieu consente - même quand elles font le mal. Car c'est une conviction absolue que nous devons avoir, que Dieu permet parfois un mal pour qu'il en sorte un plus grand bien. Mais trop souvent nous refusons cela, parce que nous raisonnons comme si notre vie était limitée à cette terre, comme si nous ne croyions pas vraiment à la vie éternelle. Et je crains bien que nous ne sacrifiions souvent notre foi à notre vie terrestre quotidienne - pas besoin de grandes persécutions pour cela. !
Les premiers chrétiens, non seulement obéissaient à ces Césars, même méchants, mais ils priaient pour eux : ils priaient pour Néron, par exemple. Tertullien, dans son Apologie adressée à l'empereur en défense des chrétiens, lui dit en substance : " Tu as en nous les meilleurs et les plus fidèles de tes sujets, puisque non seulement nous t'obéissons, comme Dieu nous le commande - sauf quand tu nous ordonnes de désobéir à Dieu - mais encore nous prions pour toi, même quand tu nous punis injustement ".
Si les premiers chrétiens agissaient ainsi, c'était pour se faire " les imitateurs du Christ ", comme dit saint Paul, pour " suivre ses traces ", comme dit saint Pierre, parce que souffrir, comme le Christ, injustement est, affirme-t-il, une " grâce devant Dieu " - et je vous renvoie au passage de sa première épître où il développe ce thème (1 Pierre 2/13-41).
En agissant comme le Christ, nous nous faisons " petits christs " - c'est le sens de « chrétiens » - et ainsi nous contribuons et participons à faire voler en éclats les portes de l'enfer, notre prison.
Et ainsi, aussi, nous reconquérons notre gloire première.
Car, en définitive, ou plutôt à l'origine, mais aussi en définitive, qui est le Maître de toutes choses, le Pantocrator ? Dieu, oui, mais il a en quelque sorte délégué cette fonction au Verbe Créateur, Fils de Dieu et Dieu lui-même. Et qui le Verbe a-t-il établi César ou Roi du monde ? L'Homme. L'autre, le Prince de ce monde, n'est qu'un usurpateur et un tyran.
Dieu veut qu'il soit mis fin à son usurpation et à sa tyrannie. Le seul moyen d'y parvenir - mais d'une efficacité absolue - parce que cette usurpation est fondée sur l'orgueil, la domination et la violence, c'est d'être, comme notre vrai Maître, " doux et humble de cœur " et de pratiquer l'amour des ennemis. L'amour des ennemis chasse à coup sûr celui qui ne vit que de la haine, par la haine et pour la haine !
Et ainsi l'Homme-César, l'Homme-Roi prendra place, ou plutôt reprendra la place qui lui est due et qui l'attend, dans la gloire éternelle du Dieu Tri-Unique, qui l'a aimé, qui l'aime et qui l'aimera d'un amour sans limites. A Lui soit honneur et actions de grâces dans les siècles des siècles. Amen.

Homélie prêchée ce matin 24 octobre 2010

 

samedi 23 octobre 2010

La convenance réciproque entre Dieu et l'homme, selon S. François de Sales


SAINT FRANÇOIS DE SALES. TRAITÉ DE L'AMOUR DE DIEU

Livre premier. Chapitre 15
Sitôt que l'homme pense un peu attentivement à la Divinité, il sent une certaine douce émotion de cœur, qui témoigne que Dieu est Dieu du cœur humain ; et jamais notre entendement n'a tant de plaisir qu'en cette pensée de la Divinité [...]
Ce plaisir, cette confiance que le cœur humain prend naturellement en Dieu, ne peut provenir que de la bonne convenance qu'il y a entre cette divine bonté et notre âme. Convenance grande mais secrète ; convenance que chacun connaît, et que peu de gens entendent ; convenance qu'on ne peut nier, mais qu'on ne peut bien pénétrer. Nous sommes créés à l'image et ressemblance de Dieu ; qu'est-ce à dire cela, sinon que nous avons une extrême convenance avec la divine Majesté ?[...]
Outre cette convenance de similitude, il y a une correspondance non pareille entre Dieu et l'homme, par leur réciproque perfection ; non que Dieu puisse recevoir aucune perfection de l'homme ; mais parce que, comme l'homme ne peut être perfectionné que par la divine Bonté, ainsi la divine Bonté ne peut bonnement si bien exercer sa perfection hors de soi qu'à l'endroit de notre humanité. L'un a grand besoin et grande capacité de recevoir du bien, et l'autre grande abondance et grande inclination pour en donner. Rien n'est si à propos pour l'indigence, qu'une libérale affluence, rien si agréable à une libérale affluence qu'une nécessiteuse indigence ; et plus le bien a d'affluence, plus l'inclination de se répandre et communiquer est forte, plus l'indigent est nécessiteux, plus il est avide de recevoir, comme un vide de se remplir. C'est donc un doux et désirable rencontre que celui de l'affluence et de l'indigence ; et ne saurait-on presque dire qui a le plus de contentement, ou le bien abondant, à se répandre et communiquer, ou le bien défaillant et indigent, à recevoir et tirer, si Notre Seigneur n'avait dit que c'est chose plus heureuse de donner que de recevoir. Or, où il y a plus de bonheur, il y a plus de satisfaction ; la divine Bonté a donc plus de plaisir à donner ses grâces que nous à les recevoir [...]
Ainsi, notre défaillance a besoin de l'abondance divine par disette et nécessité ; mais l'affluence divine n'a besoin de notre indigence que par excellence de perfection et bonté ; bonté qui néanmoins ne devient pas meilleure en se communiquant, car elle n'acquiert rien en se répandant hors de soi, au contraire elle donne ; mais notre indigence demeurerait manquante et misérable, si l'abondance de la bonté ne la secourait.
Notre âme donc, [...] voyant que son entendement a une inclination infinie de savoir toujours davantage et sa volonté un appétit insatiable d'aimer et trouver du bien, n'a-t-elle pas raison d'exclamer : « Ah ! Donc, je ne suis pas faite pour ce monde ! Il y a quelque souverain bien duquel je dépends, et quelque ouvrier infini qui a imprimé en moi cet interminable désir de savoir, et cet appétit qui ne peut être assouvi ; c'est pourquoi il faut que je tende et m'étende vers lui, pour m'unir et joindre à sa bonté, à laquelle j'appartiens et suis. » Telle est la convenance que nous avons avec Dieu.
Livre premier. Chapitre 16
S'il se trouvait des hommes qui fussent en l'intégrité et droiture originelle en laquelle Adam se trouva lors de sa création, bien que d'ailleurs ils n'eussent aucune autre assistance de Dieu que celle qu'il donne à chaque créature, afin qu'elle puisse faire les actions qui lui sont convenables, non seulement ils auraient l'inclination d'aimer Dieu sur toutes choses, mais aussi ils pourraient naturellement exécuter cette si juste inclination.[...]
Or, bien que l'état de notre nature humaine ne soit pas maintenant doué de la santé et droiture originelle que le premier homme avait en sa création, et qu'au contraire nous soyons grandement dépravés par le péché, toutefois la sainte inclination d'aimer Dieu sur toutes choses nous est demeurée, comme aussi la lumière naturelle par laquelle nous connaissons que sa souveraine bonté est aimable sur toutes choses. [...]
Livre premier. Chapitre 17
Nos esprits, animés d'une sainte inclination naturelle envers la Divinité, ont bien plus de clarté en l'entendement pour voir combien elle est aimable que de force en la volonté pour l'aimer ; car le péché a beaucoup plus débilité la volonté humaine qu'il n'a offusqué l'entendement. [...]
Car ainsi, notre cœur humain produit bien naturellement certains commencements d'amour envers Dieu ; mais d'en venir jusques à l'aimer sur toutes choses, ce qui est la vraie maturité de l'amour dû à cette suprême Bonté, cela n'appartient qu'aux cœurs animés et assistés de la grâce céleste, et qui sont en l'état de la sainte charité ; et ce petit amour imparfait, duquel la nature en elle-même sent les élans, ce n'est qu'un certain vouloir sans vouloir, un vouloir qu'il voudrait, mais qui ne veut pas, un vouloir stérile, qui ne produit point de vrais effets, un vouloir paralytique, qui voit la piscine salutaire du saint amour, mais qui n'a pas la force de se jeter ; et enfin, ce vouloir est un avorton de le bonne volonté, qui n'a pas la vie de la généreuse vigueur requise pour en effet préférer Dieu à toutes choses ; d'où l'Apôtre, parlant en la personne du pécheur s'écrie : Le vouloir est bien en moi, mais je ne trouve pas le moyen de l'accomplir (Rom 7, 18).
Livre premier. Chapitre 18
Mais si nous ne pouvons pas naturellement aimer Dieu sur toutes choses, pourquoi donc avons-nous naturellement inclination à cela ? La nature n'est-elle pas vaine, de nous inciter à un amour qu'elle ne nous peut donner ? Pourquoi nous donne-t-elle la soif d'une eau si précieuse, puisqu'elle ne peut nous en abreuver ? Ha ! Que Dieu nous a été bon ! La perfidie que nous avions commise en l'offensant méritait certes qu'il nous privât de toutes les marques de sa bienveillance et de la faveur qu'il, avait exercée envers notre nature, lorsqu'il imprima sur elle la lumière de son divin visage [...]
Mais cette infinie débonnaireté ne sut jamais être si rigoureuse envers l'ouvrage de ses mains. [...] Selon les entrailles de sa miséricorde, il ne nous voulut pas entièrement ruiner, ni nous ôter le signe de sa grâce perdue ; afin que le regardant et sentant en nous cette alliance et propension à l'aimer, nous tâchassions de ce faire [...] Car, encore que, par la seule inclination naturelle, nous ne puissions pas parvenir au bonheur d'aimer Dieu comme il faut, cependant, si nous l'employions fidèlement, la douceur de la piété divine nous donnerait quelque secours par le moyen duquel nous pourrions passer plus avant.[...]
L'inclination d'aimer Dieu sur toutes choses, que nous avons par nature, ne demeure pas pour néant dans notre cœur ; car, quant à Dieu, il s'en sert comme d'une anse, pour nous pouvoir plus suavement prendre et retirer à soi, et semble que, par cette impression, la divine Bonté tienne en quelque façon attachés nos cœurs comme des petits oiseaux par un filet, par lequel il nous puisse tirer quand il plaît à sa miséricorde d'avoir pitié de nous ; et quant à nous, elle nous est un indice et mémorial de notre premier principe et Créateur, à l'amour duquel elle nous incite, nous donnant secret avertissement que nous appartenons à sa divine Bonté. [...]
Certes, l'honorable inclination que Dieu a mise en nos âmes fait connaître à nos amis et à nos ennemis que non seulement nous avons été à notre Créateur, mais encore que si bien il nous a laissés et lâchés à la merci de notre franc-arbitre, néanmoins nous lui appartenons, et il s'est réservé le droit de nous reprendre à soi pour nous sauver, selon que la sainte et suave Providence le requerra. C'est pourquoi le grand Prophète royal appelle cette inclination non seulement lumière, parce qu'elle nous fait voir où nous devons tendre, mais aussi joie et allégresse (Ps 4, 7-8), parce qu'elle nous console en notre égarement, nous donnant espérance que celui qui nous a empreint et laissé cette belle marque de notre origine prétend encore et désire de nous y ramener et réduire, si nous sommes si heureux que de nous laisser reprendre à sa divine bonté.
Livre deuxième. Chapitre 4
Dieu [...] considérant qu'entre toutes les façons de se communiquer, il n'y avait rien de si excellent que de se joindre à quelque nature créée, en telle sorte que la créature fût comme entée et insérée en la Divinité pour ne faire avec elle qu'une seule personne, son infinie bonté [...] se résolut et détermina d'en faire une de cette manière, afin que, comme éternellement il y a une communication essentielle en Dieu, par laquelle le Père communique toute son infinie et indivisible divinité au Fils en le produisant, et le Père et le Fils ensemble produisant le Saint-Esprit, lui communiquant aussi leur propre unique divinité, de même cette souveraine douceur fut aussi communiquée si parfaitement hors de soi à une créature, que la nature créée et la Divinité, gardant une chacune leurs propriétés, fussent néanmoins tellement unies ensemble qu'elles ne fussent qu'une même personne.
Or, entre toutes les créatures que cette souveraine toute-puissance pouvait produire, elle trouva bon de choisir la même humanité qui, depuis, par effet fut jointe à la personne de Dieu le Fils, à laquelle elle destina cet honneur incomparable de l'union personnelle à sa divine Majesté, afin qu'éternellement elle jouît par excellence des trésors de sa gloire infinie.[...]
Bien que Dieu voulût créer tant les anges que les hommes avec le franc-arbitre, libres de choisir le bien et le mal, cependant, pour témoigner que de la part de la Bonté divine ils étaient dédiés au bien et à la gloire, elle les créa tous en justice originelle, laquelle n'était autre chose qu'un amour très suave qui les disposait, contournait et acheminait à la félicité éternelle.[...]
Il prévit [...] que le premier homme abuserait de sa liberté et que, quittant la grâce, il perdrait la gloire ; mais il ne voulut pas traiter si rigoureusement la nature humaine, comme il délibéra de traiter l'angélique.[...] Il regarda notre nature en pitié et résolut de la prendre à merci.[...]
Mais afin que la douceur de sa miséricorde fût ornée de la beauté de sa justice, il délibéra de sauver l'homme par voie de rédemption rigoureuse, laquelle ne se pouvant bien faire que par son Fils, il établit que celui-ci rachèterait les hommes, non seulement par une de ses actions amoureuses qui eût été plus que très suffisante à racheter mille millions de mondes, mais encore par toutes les innumérables actions amoureuses et passions douloureuses qu'il ferait et souffrirait jusques à la mort, et la mort de la croix, à laquelle il le destina, voulant qu'ainsi il se rendît compagnon de nos misères pour nous rendre ensuite compagnons de sa gloire ; montrant en cette sorte les richesses de sa bonté, par cette rédemption copieuse (Ps 130, 7), abondante, surabondante, magnifique et excessive, laquelle nous a acquis et comme reconquis tous les moyens pour parvenir à la gloire [...].
Livre deuxième. Chapitre 5
[Le Sauveur] est mort pour tous parce que tous étaient morts ; et sa miséricorde a été plus salutaire pour racheter la race des hommes que la misère d'Adam n'avait été vénéneuse pour la perdre. Et tant s'en faut que le péché d'Adam ait surmonté la débonnaireté divine que tout au contraire il l'a excitée et provoquée ; si que, par une suave et très amoureuse antipéristase 1 et contention, elle s'est ravigorée à la présence de son adversaire et comme ramassant ses forces pour vaincre, elle a fait surabonder la grâce où l'iniquité avait abondé (Rom 5, 20) ; de sorte que la sainte Eglise, par un saint excès d'admiration, s'écrie la veille de Pâques : O péché d'Adam, à la vérité nécessaire, qui a été effacé par la mort de Jésus-Christ ! O coulpe bienheureuse, qui a mérité d'avoir un tel et si grand Rédempteur ! [...] Notre perte nous a été à profit, puisqu'en effet la nature humaine a reçu plus de grâces par la rédemption du Sauveur, qu'elle n'en eût jamais reçu par l'innocence d'Adam, s'il y eût persévéré.[...]
La rédemption de Notre Seigneur touchant nos misères, elle les rend plus utiles et aimables que n'eût jamais été l'innocence originelle. Les anges ont plus de joie au ciel, dit le Sauveur, sur un pécheur pénitent que sur nonante-neuf justes qui n'ont pas besoin de pénitence (Luc 15, 7). Et de même l'état de la rédemption vaut cent fois mieux que celui de l'innocence.

(à suivre)

NB Les italiques sont dans l'édition que je reproduis.





1 Réaction contraire

mercredi 20 octobre 2010

Marie dans la théologie du salut selon S. Irénée


[d'après E. TONIOLO, S. Ireneo: la teologia della salvezza, in Riparazione mariana, LXI (1976) 5, 12-13]

La théologie de l'histoire signifie que Dieu a un but lorsqu'il créé le monde. Saint Irénée explique que l'histoire a un sens. De plus, après le péché, Dieu a un plan de rédemption, l'histoire devient une histoire de salut.
 
Le Plan de la création. L’accomplissement du projet de Dieu quand il créa le monde.
Cette dimension donne le sens de l’existence : la vie existe pour un but, un projet divin. Ce but est l’Incarnation : Dieu fait homme pour que les hommes participent de la vie divine. Or, l’Incarnation advient par Marie.
 
Le Plan de la rédemption. Le salut après le péché.
Cette dimension donne l’espérance dans le combat spirituel. Le Christ reprend Adam ; la croix reprend l’arbre de la chute, Marie reprend Ève. C’est une
« régénération ». C’est aussi une « récapitulation » où tout retrouve son sens et son orientation, dans le Christ.
 
Nous voyons donc que Marie se situe au sommet de la « théologie de l’Histoire »*
 
Marie terre vierge
« Si Adam fut créé par la terre vierge, non encore travaillée, donc par la vertu et la puissance de Dieu (cf. Gn 2, 4b-7), le nouvel Adam aussi doit avoir ses origines d’une terre vierge, par la même puissance et la vertu de Dieu. Marie est cette terre vierge dont Christ se fait "premier-né".»
(IRENEE DE LYON, Contre les hérésies, III 18,7)
 
Marie mère du nouvel Adam
Marie transmet au Christ toute la réalité humaine d’Adam, pour qu’il soit le nouvel Adam, le Fils de l’homme, le « résumé » de tous les hommes depuis le premier.
(Cf. IRENEE DE LYON, Démonstration de la Prédication apostolique § 32)
 
Adam, tenté par Satan, désobéit et chuta, le Christ tenté aussi par Satan, resta fidèle, pour que là où le péché avait abondé surabondât la grâce. Or, la présence et la fonction de Marie dans la réalisation du Salut a été nécessaire et décisive.
 
Marie "avocate"
Irénée utilise des expressions fortes:
« Car il fallait qu’Adam fût récapitulé dans le Christ, afin que ce qui était mortel fût englouti par l’immortalité, et il fallait qu’Ève le fût aussi en Marie, afin qu’une Vierge, en se faisant l’avocate d’une vierge, détruisît la désobéissance d’une vierge par l’obéissance d’une Vierge. »
(IRENEE DE LYON, Démonstration de la Prédication apostolique § 33)
 
Quand à l’Annonciation Marie parle avec l’ange Gabriel et se montre obéissante, elle défend le genre humain, solidaire, elle est «avocate» d’Eve.
(cf. IRENEE DE LYON, Contre les hérésies III,19,1)
 
Marie défait les noeuds, Marie "cause du salut"
Marie, en accueillant le Salut, est définie "cause de salut" pour ceux à qui Ève avait causé la mort. Marie sait défaire les nœuds de la désobéissance et de la mort.
« Car, de même qu’Ève, ayant pour époux Adam, et cependant encore vierge – car ils étaient nus tous les deux dans le paradis et n’en avaient point honte (Gn 2,25), parce que, créés peu auparavant, ils n’avaient pas de notion de la procréation : il leur fallait d’abord grandir, et seulement ensuite se multiplier (Gn 1,28) – de même donc qu’Ève, en désobéissant, devint cause de mort pour elle-même et pour tout le genre humain, de même Marie, ayant pour époux celui qui lui avait été destiné par avance, et cependant Vierge, devint, en obéissant, cause de salut (cf. He 5,9) pour elle-même et pour tout le genre humain.
C’est pour cette raison que la Loi donne à celle qui est fiancée à un homme, bien qu’elle soit encore vierge, le nom d’épouse de celui qui l’a prise pour fiancée (Dt 22,23-24), signifiant de la sorte le retournement qui s’opère de Marie à Ève.
Car ce qui a été lié ne peut être délié que si l’on refait en sens inverse les boucles du nœud. »
(IRENEE DE LYON, Contre les hérésies, III,22,4)
 
Dans son sein virginal, Marie engendre le Christ et régénère tous les hommes
Comme vraie mère, Marie garantit que Dieu a tout assumé de nous jusqu’à devenir "Fils de l’homme", donc nous sommes entièrement assumés et entièrement sauvés. Comme Vierge divinement féconde, Marie garantit que c’est Dieu qui est né d’elle, et qu’ensuite il sauve vraiment : avec sa puissance divine.
(cf. IRENEE DE LYON, Contre les hérésies V, 19,1)
 
Marie, de son sein virginal, a engendré le Christ, la Tête du corps, à un moment spécial de l’histoire. Dans le Christ, Marie a régénéré pour Dieu tous les membres de l’humanité, autrement dit, son sein maternel reste la source permanente de la régénération des hommes en Dieu.
« Ils ont prêché l’Emmanuel né de la Vierge (Cf. Is 7,14) : par là ils faisaient […] que lui, le Pur, ouvrirait d’une manière pure le sein pur qui régénère les hommes en Dieu et qu’il a lui-même fait pur ; que, s’étant fait cela même que nous sommes, il n’en serait pas moins le "Dieu fort" (Is 9,6), celui qui possède une connaissance inexprimable (Is 53,11) »
(IRENEE DE LYON, Contre les hérésies IV 33, 11)
 
 
Source : http://www.mariedenazareth.com/


Suite de Raimon Panikkar bientôt

mercredi 13 octobre 2010

Lectures II Raimon Panikkar

On raconte que La Fontaine, sous le coup d'une découverte qui l'enthousiasmait, abordait toutes ses connaissances en leur demandant de but en blanc : "Avez-vous lu Baruch ?" C'est un peu de la même façon que, m'adressant à mes visiteurs, je leur demande : "Avez-vous lu Panikkar ?" J'appréhende un peu la réponse. Nous serions en Catalogne, elle coulerait de source, ce serait : "Sì, siguro !" ; mais en France ? La nouvelle de sa mort - ou plutôt, selon la belle expression des orthodoxes, de sa naissance au ciel - en août dernier à l'âge de 92 ans, est passée chez nous totalement inaperçue. Preuve surérogatoire de l'inculture spirituelle des milieux soi-disant instruits et des médias qui véhiculent cette écume des mots qui tient lieu de vie de l'esprit.


(Soit dit en passant, cette inculture éclate même dans les éléments documentaires, lorsqu'il y en a. L'article qui lui est consacré dans Wikipédia fait de lui "un des plus grands spécialistes mondiaux du bouddhisme". On se frotte les yeux !)


Raimon Panikkar était de ces hommes exceptionnels dont la rencontre réconcilie avec l'humaine condition. Né d'un père hindou et d'une mère catalane catholique, prêtre, philosophe, théologien, il n'avait pas eu besoin d'aller à la rencontre de l'hindouisme comme les pères Monchanin et Le Saux qui -  c'est une opinion personnelle - devinrent, surtout le second, plus hindous que chrétiens. Non, Raimon Panikkar avait reçu ce double héritage, et ce qui aurait pu engendrer chez lui une sorte de schizophrénie spirituelle se révèla au contraire une union étonnamment féconde.


Pour caractériser sommairement mais assez exactement la position du père Panikkar, on peut dire ceci.


Le message évangélique a subi, comme notre Seigneur lui-même s'y est plié, les conditionnements humains du temps et du lieu où il a été révélé, puis ceux des temps et des lieux où il a été prêché. Je m'explique. L'Evangile est à coup sûr de portée universelle, mais son universalité n'est pas abstraite, puisqu'incarrnée. Donc le mode d'expression de ce message a d'abord été sémitique. Puis, premier élargissement, il a reçu un mode d'expression grec, d'où un changement radical de conception et de formulation. Même si le message est resté identique à lui-même, la façon de le concevoir, de l'exprimer et aussi de le recevoir est devenue autre : la pensée sémitique et la pensée grecque ont peu en commun. D'où la dialectique entre Athènes et Jérusalem chère à Léon Chestov. Bien évidemment, cet élargissement a été providentiel car, s'il était resté purement sémitique, l'Evangile n'aurait eu d'incidence que locale et circonscrite, alors que son passage par la pensée grecque, matrice de la civilisation, l'a fait accéder à l'universel : non pas dans son fond, qui l'était déjà par nature, mais dans sa forme, son mode de communication. Il n'est pas inintéressant de noter que, très exactement à la même époque, Philon, à Alexandrie, coule la révélation biblique dans des concepts grecs. Aidé en cela par cette splendide transcription en grec de la Bible que constitue la Septante, dont je parlerai une autre fois.


Puis, après l'étape hellénique et hellénistique, vient, nouvel élargissement, l'étape de Rome et du latin. Alors l'Evangile, le message du Christ, s'inscrit en plein et définitivement dans la civilisation gréco-romaine, occidentale au sens étendu du terme, disons européenne, et il en devient le fondement premier.


Et nous en sommes restés là...La forme actuelle du christianisme est restée, depuis des siècles, européenne. Il est caractéristique qu'à de très rares exceptions près, les missions chrétiennes dans le monde, principalement au XIXe siècle, mais aussi avant et après, ont diffusé de concert le message évangélique et les "valeurs de la civilisation", sans épithète mais celui-ci était implicite car la civilisation ne pouvait qu'être occidentale. Le missionnaire et le colonisateur marchaient du même pas. A valeur de contre-épreuve l'échec, programmé par Rome, de la tentative des jésuites, à la suite du célèbre P. Ricci, de créer en Chine des rites liturgiques chinois.


Le christianisme est depuis lors resté foncièrement euro-centriste. Non seulement cela nuit à sa diffusion, maintenant que l' European way of life est de plus en plus contestée dans le monde, mais surtout c'est un déni de son caractère universel, "catholique" au sens vrai du terme.


L'apport que j'estime irremplaçable de Raimon Panikkar est de donner à cette catholicité ses dimensions véritables, celles du monde, lequel n'est plus unipolaire. Sans du tout dévier de la regula fidei traditionnelle, il enrichit son expression par l'apport des expériences spirituelles et intellectuelles des autres traditions, entre autres l'hindoue, et cela sans aucun syncrétisme, ce qui donne une théologie du dépassement des limitations. Et cela vaut pour toutes, en sorte d'aboutir à ce que Panikkar appelle "l'intuition cosmothéandrique".


De ce point de vue, ses ouvrages les plus essentiels me paraissent être Une christophanie pour notre temps (trad. fr. Actes Sud, 2001) et La Trinité, une expérience humaine primordiale (trad. fr. Le Cerf, 2003). Un passage résume exactement son inspiration :


"Si, pendant deux mille ans, Israël vécut d'une théologie tribale, avant que les prophètes ne fissent du dieu tribal YHVH un Dieu universel, les chrétiens ont aussi vécu, pendant deux mille ans, d'une christologie tribale. Et maintenant, le grand défi est de surmonter une christologie tribale au moyen d'une christophanie qui permette aux chrétiens de reconnaître partout l'oeuvre du Christ, sans prétendre monopoliser ce mystère."


Ce passage est extrait (p. 113) d'un autre ouvrage capital, L'expérience de Dieu (trad. fr. Albin Michel, 2002), dont je vous entretiendrai une autre fois.

samedi 9 octobre 2010

La Croix

Avant de passer, comme annoncé, à Raimon Panikkar, j'ai jugé utile d'ajouter une post-face au dernier chapitre de l'ouvrage du P. Daniélou référencé précédemment. Cet ajout est de S. Irénée et porte sur le symbolisme (au sens fort et vital) de la Croix. Le voici :


"Auteur du monde, c'est en toute vérité le Verbe de Dieu. C'est lui notre Seigneur : lui-même, dans les derniers temps, s'est fait homme, alors qu'il était déjà dans le monde et qu'au plan invisible il soutenait toutes les choses créées et se trouvait imprimé dans la création entière, en tant gouvernant et disposant toutes choses[...]" (Adversus Haereses V, 18, 3).


Et surtout :


"Par l'obéissance par laquelle il a obéi jusqu'à la mort en pendant au bois, il a détruit l'antique désobéissance perpétrée par le bois" (càd par l'arbre de la connaissance du bien et du mal auquel Adam, sur l'instigation du Malin, a goûté). "Et parce que lui-même est le Verbe du Dieu tout-puissant, Verbe qui, au plan invisible, s'étend à la création entière et soutient sa longueur et sa largeur et sa hauteur et sa profondeur - car c'est par le Verbe de Dieu que l'univers est régi - il a été crucifié aussi en ces quatre dimensions, lui, le Fils de Dieu qui se trouvait déjà imprimé en forme de croix dans l'univers ; il fallait en effet que le Fils de Dieu, en devenant visible, produisît au jour son impression en forme de croix dans l'univers, afin de révéler, par sa posture visible de crucifié, son action au plan invisible, à savoir que c'est lui qui illumine la "hauteur", c'est-à-dire les choses qui sont dans les cieux, qui soutient la profondeur, c'est-à-dire les choses qui sont dans les régions de dessous la terre, qui étend la "longueur" depuis le Levant jusqu'au Couchant, qui dirige à la manière d'un pilote la "largeur" du Pôle au Midi, et qui appelle de toutes parts les dispersés à la connaissance du Père." (Démonstration de la prédication apostolique, 34).


Il ne me semble pas qu'on lise beaucoup S. Irénée dans les milieux ésotérisants, et pourtant c'est le meilleur antidote  contre "la philosophie et (...) une vaine tromperie s'appuyant sur la tradition des hommes, sur les rudiments du monde et non sur le Christ" (Colossiens 2, 8), c'est-à-dire, généralement parlant, contre toutes les antiques hérésies qui se présentent à nouveau sous le couvert de vêtements neufs mais sont toujours les mêmes, car c'est par un nombre limité d'amorces que le père du mensonge attrappe l'homme oublieux et négligent. En tout cas, la fréquentation assidue de S. Irénée, qui a connu et démonté en détail tous les systèmes pseudo-gnostiques, est un talisman (pardon !) efficace contre toutes les billevesées occulto-ésotériques.

vendredi 8 octobre 2010

Lectures I Jean Daniélou

Première des indications de lecture annoncées précédemment.

Le père Daniélou (1905-1974) - comme n'ont cessé de l'appeler ceux qui le fréquentaient, dont moi-même, et cela même après son accession au cardinalat, dont je reparlerai - fut un des esprits les plus brillants d'une époque qui en comptait beaucoup, et d'une compagnie, la Société de Jésus, qui n'en était pas dépourvue. Esprit brillant, étincelant même, et polymorphe. Un exemple entre tant d'autres : dans sa jeunesse, avant de devenir jésuite, il eut l'honneur de travailler avec Stravinsky en traduisant en latin pour son Oedipus Rex le texte français de Jean Cocteau. Par la suite, il fit les beaux jours de la maison de Meudon où Jacques et Raïssa Maritain recevaient tout ce qui comptait dans la littérature et les arts - pas seulement religieux - la philosophie et tous les domaines de la pensée. Lorsqu'il fut élu, vers la fin de sa vie, à l'Académie française, tout le monde convint que si les Quarante avaient suivi leur coutume séculaire en recevant un cardinal, c'était aussi le savant, le conférencier, l'homme des mille et un débats, l'homme aussi de l'évangélisation, qu'ils avaient tenu à s'agréger (il est bon de noter que son prédécesseur, le cardinal Tisserant, était lui-même un authentique savant, un orientalisant).
Il faut dire qu'il était issu d'une famille peu ordinaire. Son père, Charles Daniélou était un Breton "bleu", c'est-à-dire agnostique et de gauche. Il fut député du Finistère pendant 26 ans et ministre de l'Instruction publique à l'époque du Cartel des gauches. Mais cet homme politique fut aussi poète et romancier (à l'époque ce n'était pas si rare).
Son épouse Madeleine Daniélou était, elle, une Normande "blanche", c'est-à-dire extrêment pieuse, mais à l'extrême opposé des dames confites en dévotion. C'était un esprit d'avant-garde. Une des premières femmes à se présenter à l'agrégation, elle fut reçue première à l'agrégation des lettres. Elle se consacra à l'enseignement des jeunes filles, auquel elle apporta des innovations très en avance sur son temps, notamment en matière de pédagogie. Elle fonda de nombreux établissements où les filles suivaient, grande première, les mêmes programmes que les garçons (jusque-là les leurs étaient différents) ; autre grande première, les classes primaires étaient mixtes.
Les enfants de ce couple peu banal ne pouvaient pas l'être non plus ; mais les deux qui parvinrent à une grande notoriété furent Jean Daniélou et son frère Alain Daniélou, indianiste de réputation mondiale (et converti à l'hindouisme).
Le père Daniélou, pour en revenir à lui, était un authentique savant. Agrégé de grammaire, philosophe, théologien, il fut en son temps un des meilleurs connaisseurs des pères grecs.  Il consacra d'ailleurs à saint Grégoire de Nysse sa thèse de doctorat en théologie : Platonisme et théologie mystique : doctrine spirituelle de saint Grégoire de Nysse, Aubier, Paris, 1944. Son Origène, aussi, fit date : Origène, Palatine/ La Table ronde, Paris, 1948. Son Philon d'Alexandrie n'est pas à négliger non plus : Philon d'Alexandri, Fayard, Paris, 1958.
Cette fréquentation assidue des pères grecs, les plus grands génies de la théologie chrétienne, fit qu'il ne fut réceptif ni à l'augustinisme, ni au thomisme. Je me suis plu à dire de lui qu'il était  "le plus orthodoxe des jésuites"...(orthodoxe au sens précis, technique, disons "confessionnel",  du terme).
Et, bien entendu, on ne peut omettre sa monumentale Théologie du Judéo-Christianisme, Desclée, 1958, qui, même si elle est dépassée sur certains points mineurs, est dans l'ensemble insurpassée, et insurpassable pour longtemps : le père Daniélou a fait là oeuvre de pionnier en ouvrant la voie aux nombreuses études qui ont suivi.
A noter qu'il fut, avec le père de Lubac (futur cardinal lui aussi) le fondateur et l'animateur de la collection Sources chrétiennes qui n'a pas d'équivalent dans le monde.
Pour en finir avec le côté "universitaire" du père Daniélou, rappelons qu'il occupa pendant 26 ans  (1943-1969) la chaire d'histoire du christianisme ancien à l'Institut catholique de Paris dont il devint le doyen en 1962.
Authentique et réputé savant, il était tout sauf un intellectuel en chambre. D'abord il n'a cessé de faire oeuvre de vulgarisateur en multipliant articles (notamment dans Les Etudes ou Dieu vivant), conférences -transcrites ensuite en livrets - interviews, colloques, pour mettre à la portée du public les sujets qu'il traitait par ailleurs avec une science austère. Parmi ses ouvrages de vulgarisation, il faut mentionner le premier tome de l'excellente Nouvelle Histoire de l'Eglise publiée au Seuil (1963-1975), dont il écrivit la première partie : Des origines à la fin du IIIe siècle, la seconde partie, De la persécution de Dioclétien à la mort de Grégoire le Grand (303-604), étant confiée à Henri-Irénée Marrou, dont je reparlerai ultérieurement. (Cette collection est hautement recommandable pour les étudiants et plus généralement le public cultivé).
Il portait en outre sur le monde un regard aiguisé et ne perdait jamais une occasion de mettre en pratique la vocation missionnaire - terme qu'il affectionnait et qu'il a commenté à maintes reprises - de l'Eglise, c'est-à-dire l'évangélisation. Dans cet esprit, il fut longtemps (1942-1969) aumônier de l'Ecole normale supérieure de jeunes filles (dite Sèvres). Toutes les occasions lui étaient bonnes pour nouer le dialogue avec tous, en particulier les juifs, mais aussi les marxistes, les incroyants...
L'Islam n'était pas encore venu sur le devant de la scène - encore que les "événements" d'Algérie, comme on disait pudiquement, faisaient que certains s'en préoccupaient mais surtout d'un point  de vue politique - son beau-frère maître Georges Izard était de ceux-là - et dans la perspective d'une réconciliation fraternelle en vue de laquelle François Mauriac bataillait avec éloquence (et naïveté). Le père Daniélou s'intéressait plus au judaïsme qu'à l'Islam, sans totalement négliger ce dernier ; je tiens de lui un ouvrage très intéressant et devenu introuvable d'un religieux d'origine arabe, le père Michel Hayek : le Christ de l'Islam.
Pionnier du renouveau patristique et biblique en France, il milita activement pour un renouveau de l'Eglise, et c'est ainsi que, nommé par le pape Jean XXIII, il fut un des experts (1962-1965) du concile Vatican II. Il était alors catalogué comme "progressiste" (comme le père Congar et pour les mêmes raisons). Mais ensuite il fut consterné par le mésusage aventuré que l'on fit, particulièrement en France, des innovations conciliaires, notamment en matière liturgique, et il dénonça haut et fort les travestissements graves qu'on leur faisait subir. Du coup il devint suspect, on l'accusa de s'être renié et d'avoir rallié le camp réactionnaire, et les dirigeants français de la Société de Jésus, contaminés par les idées les plus avancées, le philomarxisme, la théologie de la libération, envisagèrent sérieusement de limiter la liberté de parole et d'action du gêneur. C'est alors que le pape Paul VI intervint et, en le nommant cardinal en 1969, le rendit intouchable.
Le père Daniélou avait une telle renommée qu'encore après sa mort tout un rayon de la Procure était consacré à ses ouvrages. Puis ceux-ci se raréfièrent, pour disparaître presque totalement. C'est pourquoi je me suis réjoui de constater que plusieurs d'entre eux étaient maintenant réédités en format de poche, en particulier sa contribution à la Nouvelle Histoire de l'Eglise mentionnée plus haut, agrémentée d'un titre supplémentaire : L'Eglise des premiers temps (Seuil, "Points Histoire", n°80).
Je recommande ... tout ! mais particulièrement l'Essai sur le mystère de l'histoire où le père Daniélou, peut-être le premier, démonte le système de Guénon dans un chapitre intitulé Grandeur et limites de René Guénon (réfutation que Jean Tourniac s'efforça de réfuter à son tour mais d'une manière bien piètre dans ses Propos sur Guénon). Et aussi Les anges et leur mission. Et encore Les figures du Christ dans l'Ancien Testament. Et enfin ce petit chef-d'oeuvre, son premier ouvrage, datant de 1942, dont il disait non sans coquetterie que c'était son préféré : Les signes du Temple, plusieurs fois réédité, étude précise, exhaustive et limpide, dont la lecture est indispensable à qui s'intéresse à cette question fondamentale. Je l'ai toujours recommandée, voire imposée, aux apprentis maçons (et aux autres aussi) du Régime écossais rectifié.
Je terminerai par l'ouvrage qui m'a servi de prétexte à ce billet, Les symboles chrétiens primitifs (Seuil, collection "sagesse", 1996). Il est la reproduction en format de poche d'un livre plus ancien publié en 1961 et que j'ai égaré. Je l'ai donc redécouvert avec un vif plaisir. (Soit dit en passant, il vaut largement Les symboles fondamentaux de la science sacrée du même Guénon).
Il est hors de question que j'en fasse la recension, il est trop dense. Je citerai uniquement la toute première ligne du premier chapitre, qui est le fil conducteur de ces études : "Le Nouveau Testament n'est pas la destruction, mais l'accomplissement de l'Ancien".
Voici donc les têtes de chapitre, afin de susciter la faim des lecteurs éventuels :
1. La palme et la couronne;
2. La vigne et l'arbre de vie;
3. L'eau vive et le poisson;
4. Le navire de l'Eglise;
5. Le char d'Elie;
6. La charrue et la hache;
7. L'étoile de Jacob;
8. Les douze apôtres et le zodiaque;
9. Le signe du Tav.
Dans ce chapitre, particulièrement riche, l'auteur montre comment le signe du Tav = le signe de la croix signifie le fait de "porter le Nom".
Conclusion : "Le signe de la croix est apparu à l'origine non comme une allusion à la Passion du Christ, mais comme une désignation de la Gloire divine. Même lorsqu'il sera référé à la croix sur laquelle est mort le Christ, celle-ci sera considérée comme l'expression de la puissance divine qui agit par cette mort ; et les quatre bras de la croix apparaîtront comme le symbole du caractère cosmique de cette action salvifique."

J'en resterai là pour ce billet que j'ai conçu comme un hommage à un homme d'Eglise qui a compté et compte encore beaucoup pour moi et que j'aimerais que l'on connaisse et fréquente davantage, car sa lecture apporte beaucoup.

Le prochain billet sera consacré à Raimon Panikkar.

vendredi 1 octobre 2010

La glorification moderne de l'hérésie

Un texte de Chesterton qui reste singulièrement d'actualité :
Aujourd’hui l’hérétique se vante de l’être alors que jadis il prétendait être le seul à posséder la vérité. Même dans l’erreur, le critère restait le vrai. Aujourd’hui, en 1905, c’est l’inverse qui s’est imposé : l’erreur se revendique comme telle et réclame ses droits. Rien ne trahit plus singulièrement un mal profond et sourd de la société moderne, que l’emploi extraordinaire que l’on fait aujourd’hui du mot « orthodoxe ». Jadis l’hérétique se flattait de n’être pas hérétique. C’étaient les royaumes de la terre, la police et les juges qui étaient hérétiques. Lui il était orthodoxe. Il ne se glorifiait pas de s’être révolté contre eux ; c’était eux qui s’étaient révoltés contre lui. Les armées avec leur sécurité cruelle, les rois aux visages effrontés, l’État aux procédés pompeux, la Loi aux procédés raisonnables, tous comme des moutons égarés. L’hérétique était fier d’être orthodoxe, fier d’être dans le vrai. Seul dans un désert affreux, il était plus qu’un homme : il était une Église. Il était le centre de l’univers ; les astres gravitaient autour de lui. Toutes les tortures arrachées aux enfers oubliés n’auraient pu lui faire admettre qu’il était hérétique. Or il a suffi de quelques phrases modernes pour l’en faire tirer vanité. Il dit avec un sourire satisfait : « je crois que je suis bien hérétique », et il regarde autour de lui pour recueillir les applaudissements. Non seulement le mot « hérésie » ne signifie plus être dans l’erreur, il signifie, en fait, être clairvoyant et courageux. Non seulement le mort « orthodoxie » ne signifie plus qu’on est dans le vrai, il signifie qu’on est dans l’erreur. Tout cela ne peut vouloir dire qu’une chose, une seule : c’est que l’on ne s’inquiète plus autant de savoir si l’on est philosophiquement dans la vérité. Car il est bien évident qu’un homme devrait se déclarer fou plutôt que de se déclarer hérétique. Gilbert Keith Chesterton