mercredi 13 octobre 2010

Lectures II Raimon Panikkar

On raconte que La Fontaine, sous le coup d'une découverte qui l'enthousiasmait, abordait toutes ses connaissances en leur demandant de but en blanc : "Avez-vous lu Baruch ?" C'est un peu de la même façon que, m'adressant à mes visiteurs, je leur demande : "Avez-vous lu Panikkar ?" J'appréhende un peu la réponse. Nous serions en Catalogne, elle coulerait de source, ce serait : "Sì, siguro !" ; mais en France ? La nouvelle de sa mort - ou plutôt, selon la belle expression des orthodoxes, de sa naissance au ciel - en août dernier à l'âge de 92 ans, est passée chez nous totalement inaperçue. Preuve surérogatoire de l'inculture spirituelle des milieux soi-disant instruits et des médias qui véhiculent cette écume des mots qui tient lieu de vie de l'esprit.


(Soit dit en passant, cette inculture éclate même dans les éléments documentaires, lorsqu'il y en a. L'article qui lui est consacré dans Wikipédia fait de lui "un des plus grands spécialistes mondiaux du bouddhisme". On se frotte les yeux !)


Raimon Panikkar était de ces hommes exceptionnels dont la rencontre réconcilie avec l'humaine condition. Né d'un père hindou et d'une mère catalane catholique, prêtre, philosophe, théologien, il n'avait pas eu besoin d'aller à la rencontre de l'hindouisme comme les pères Monchanin et Le Saux qui -  c'est une opinion personnelle - devinrent, surtout le second, plus hindous que chrétiens. Non, Raimon Panikkar avait reçu ce double héritage, et ce qui aurait pu engendrer chez lui une sorte de schizophrénie spirituelle se révèla au contraire une union étonnamment féconde.


Pour caractériser sommairement mais assez exactement la position du père Panikkar, on peut dire ceci.


Le message évangélique a subi, comme notre Seigneur lui-même s'y est plié, les conditionnements humains du temps et du lieu où il a été révélé, puis ceux des temps et des lieux où il a été prêché. Je m'explique. L'Evangile est à coup sûr de portée universelle, mais son universalité n'est pas abstraite, puisqu'incarrnée. Donc le mode d'expression de ce message a d'abord été sémitique. Puis, premier élargissement, il a reçu un mode d'expression grec, d'où un changement radical de conception et de formulation. Même si le message est resté identique à lui-même, la façon de le concevoir, de l'exprimer et aussi de le recevoir est devenue autre : la pensée sémitique et la pensée grecque ont peu en commun. D'où la dialectique entre Athènes et Jérusalem chère à Léon Chestov. Bien évidemment, cet élargissement a été providentiel car, s'il était resté purement sémitique, l'Evangile n'aurait eu d'incidence que locale et circonscrite, alors que son passage par la pensée grecque, matrice de la civilisation, l'a fait accéder à l'universel : non pas dans son fond, qui l'était déjà par nature, mais dans sa forme, son mode de communication. Il n'est pas inintéressant de noter que, très exactement à la même époque, Philon, à Alexandrie, coule la révélation biblique dans des concepts grecs. Aidé en cela par cette splendide transcription en grec de la Bible que constitue la Septante, dont je parlerai une autre fois.


Puis, après l'étape hellénique et hellénistique, vient, nouvel élargissement, l'étape de Rome et du latin. Alors l'Evangile, le message du Christ, s'inscrit en plein et définitivement dans la civilisation gréco-romaine, occidentale au sens étendu du terme, disons européenne, et il en devient le fondement premier.


Et nous en sommes restés là...La forme actuelle du christianisme est restée, depuis des siècles, européenne. Il est caractéristique qu'à de très rares exceptions près, les missions chrétiennes dans le monde, principalement au XIXe siècle, mais aussi avant et après, ont diffusé de concert le message évangélique et les "valeurs de la civilisation", sans épithète mais celui-ci était implicite car la civilisation ne pouvait qu'être occidentale. Le missionnaire et le colonisateur marchaient du même pas. A valeur de contre-épreuve l'échec, programmé par Rome, de la tentative des jésuites, à la suite du célèbre P. Ricci, de créer en Chine des rites liturgiques chinois.


Le christianisme est depuis lors resté foncièrement euro-centriste. Non seulement cela nuit à sa diffusion, maintenant que l' European way of life est de plus en plus contestée dans le monde, mais surtout c'est un déni de son caractère universel, "catholique" au sens vrai du terme.


L'apport que j'estime irremplaçable de Raimon Panikkar est de donner à cette catholicité ses dimensions véritables, celles du monde, lequel n'est plus unipolaire. Sans du tout dévier de la regula fidei traditionnelle, il enrichit son expression par l'apport des expériences spirituelles et intellectuelles des autres traditions, entre autres l'hindoue, et cela sans aucun syncrétisme, ce qui donne une théologie du dépassement des limitations. Et cela vaut pour toutes, en sorte d'aboutir à ce que Panikkar appelle "l'intuition cosmothéandrique".


De ce point de vue, ses ouvrages les plus essentiels me paraissent être Une christophanie pour notre temps (trad. fr. Actes Sud, 2001) et La Trinité, une expérience humaine primordiale (trad. fr. Le Cerf, 2003). Un passage résume exactement son inspiration :


"Si, pendant deux mille ans, Israël vécut d'une théologie tribale, avant que les prophètes ne fissent du dieu tribal YHVH un Dieu universel, les chrétiens ont aussi vécu, pendant deux mille ans, d'une christologie tribale. Et maintenant, le grand défi est de surmonter une christologie tribale au moyen d'une christophanie qui permette aux chrétiens de reconnaître partout l'oeuvre du Christ, sans prétendre monopoliser ce mystère."


Ce passage est extrait (p. 113) d'un autre ouvrage capital, L'expérience de Dieu (trad. fr. Albin Michel, 2002), dont je vous entretiendrai une autre fois.

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