vendredi 8 octobre 2010

Lectures I Jean Daniélou

Première des indications de lecture annoncées précédemment.

Le père Daniélou (1905-1974) - comme n'ont cessé de l'appeler ceux qui le fréquentaient, dont moi-même, et cela même après son accession au cardinalat, dont je reparlerai - fut un des esprits les plus brillants d'une époque qui en comptait beaucoup, et d'une compagnie, la Société de Jésus, qui n'en était pas dépourvue. Esprit brillant, étincelant même, et polymorphe. Un exemple entre tant d'autres : dans sa jeunesse, avant de devenir jésuite, il eut l'honneur de travailler avec Stravinsky en traduisant en latin pour son Oedipus Rex le texte français de Jean Cocteau. Par la suite, il fit les beaux jours de la maison de Meudon où Jacques et Raïssa Maritain recevaient tout ce qui comptait dans la littérature et les arts - pas seulement religieux - la philosophie et tous les domaines de la pensée. Lorsqu'il fut élu, vers la fin de sa vie, à l'Académie française, tout le monde convint que si les Quarante avaient suivi leur coutume séculaire en recevant un cardinal, c'était aussi le savant, le conférencier, l'homme des mille et un débats, l'homme aussi de l'évangélisation, qu'ils avaient tenu à s'agréger (il est bon de noter que son prédécesseur, le cardinal Tisserant, était lui-même un authentique savant, un orientalisant).
Il faut dire qu'il était issu d'une famille peu ordinaire. Son père, Charles Daniélou était un Breton "bleu", c'est-à-dire agnostique et de gauche. Il fut député du Finistère pendant 26 ans et ministre de l'Instruction publique à l'époque du Cartel des gauches. Mais cet homme politique fut aussi poète et romancier (à l'époque ce n'était pas si rare).
Son épouse Madeleine Daniélou était, elle, une Normande "blanche", c'est-à-dire extrêment pieuse, mais à l'extrême opposé des dames confites en dévotion. C'était un esprit d'avant-garde. Une des premières femmes à se présenter à l'agrégation, elle fut reçue première à l'agrégation des lettres. Elle se consacra à l'enseignement des jeunes filles, auquel elle apporta des innovations très en avance sur son temps, notamment en matière de pédagogie. Elle fonda de nombreux établissements où les filles suivaient, grande première, les mêmes programmes que les garçons (jusque-là les leurs étaient différents) ; autre grande première, les classes primaires étaient mixtes.
Les enfants de ce couple peu banal ne pouvaient pas l'être non plus ; mais les deux qui parvinrent à une grande notoriété furent Jean Daniélou et son frère Alain Daniélou, indianiste de réputation mondiale (et converti à l'hindouisme).
Le père Daniélou, pour en revenir à lui, était un authentique savant. Agrégé de grammaire, philosophe, théologien, il fut en son temps un des meilleurs connaisseurs des pères grecs.  Il consacra d'ailleurs à saint Grégoire de Nysse sa thèse de doctorat en théologie : Platonisme et théologie mystique : doctrine spirituelle de saint Grégoire de Nysse, Aubier, Paris, 1944. Son Origène, aussi, fit date : Origène, Palatine/ La Table ronde, Paris, 1948. Son Philon d'Alexandrie n'est pas à négliger non plus : Philon d'Alexandri, Fayard, Paris, 1958.
Cette fréquentation assidue des pères grecs, les plus grands génies de la théologie chrétienne, fit qu'il ne fut réceptif ni à l'augustinisme, ni au thomisme. Je me suis plu à dire de lui qu'il était  "le plus orthodoxe des jésuites"...(orthodoxe au sens précis, technique, disons "confessionnel",  du terme).
Et, bien entendu, on ne peut omettre sa monumentale Théologie du Judéo-Christianisme, Desclée, 1958, qui, même si elle est dépassée sur certains points mineurs, est dans l'ensemble insurpassée, et insurpassable pour longtemps : le père Daniélou a fait là oeuvre de pionnier en ouvrant la voie aux nombreuses études qui ont suivi.
A noter qu'il fut, avec le père de Lubac (futur cardinal lui aussi) le fondateur et l'animateur de la collection Sources chrétiennes qui n'a pas d'équivalent dans le monde.
Pour en finir avec le côté "universitaire" du père Daniélou, rappelons qu'il occupa pendant 26 ans  (1943-1969) la chaire d'histoire du christianisme ancien à l'Institut catholique de Paris dont il devint le doyen en 1962.
Authentique et réputé savant, il était tout sauf un intellectuel en chambre. D'abord il n'a cessé de faire oeuvre de vulgarisateur en multipliant articles (notamment dans Les Etudes ou Dieu vivant), conférences -transcrites ensuite en livrets - interviews, colloques, pour mettre à la portée du public les sujets qu'il traitait par ailleurs avec une science austère. Parmi ses ouvrages de vulgarisation, il faut mentionner le premier tome de l'excellente Nouvelle Histoire de l'Eglise publiée au Seuil (1963-1975), dont il écrivit la première partie : Des origines à la fin du IIIe siècle, la seconde partie, De la persécution de Dioclétien à la mort de Grégoire le Grand (303-604), étant confiée à Henri-Irénée Marrou, dont je reparlerai ultérieurement. (Cette collection est hautement recommandable pour les étudiants et plus généralement le public cultivé).
Il portait en outre sur le monde un regard aiguisé et ne perdait jamais une occasion de mettre en pratique la vocation missionnaire - terme qu'il affectionnait et qu'il a commenté à maintes reprises - de l'Eglise, c'est-à-dire l'évangélisation. Dans cet esprit, il fut longtemps (1942-1969) aumônier de l'Ecole normale supérieure de jeunes filles (dite Sèvres). Toutes les occasions lui étaient bonnes pour nouer le dialogue avec tous, en particulier les juifs, mais aussi les marxistes, les incroyants...
L'Islam n'était pas encore venu sur le devant de la scène - encore que les "événements" d'Algérie, comme on disait pudiquement, faisaient que certains s'en préoccupaient mais surtout d'un point  de vue politique - son beau-frère maître Georges Izard était de ceux-là - et dans la perspective d'une réconciliation fraternelle en vue de laquelle François Mauriac bataillait avec éloquence (et naïveté). Le père Daniélou s'intéressait plus au judaïsme qu'à l'Islam, sans totalement négliger ce dernier ; je tiens de lui un ouvrage très intéressant et devenu introuvable d'un religieux d'origine arabe, le père Michel Hayek : le Christ de l'Islam.
Pionnier du renouveau patristique et biblique en France, il milita activement pour un renouveau de l'Eglise, et c'est ainsi que, nommé par le pape Jean XXIII, il fut un des experts (1962-1965) du concile Vatican II. Il était alors catalogué comme "progressiste" (comme le père Congar et pour les mêmes raisons). Mais ensuite il fut consterné par le mésusage aventuré que l'on fit, particulièrement en France, des innovations conciliaires, notamment en matière liturgique, et il dénonça haut et fort les travestissements graves qu'on leur faisait subir. Du coup il devint suspect, on l'accusa de s'être renié et d'avoir rallié le camp réactionnaire, et les dirigeants français de la Société de Jésus, contaminés par les idées les plus avancées, le philomarxisme, la théologie de la libération, envisagèrent sérieusement de limiter la liberté de parole et d'action du gêneur. C'est alors que le pape Paul VI intervint et, en le nommant cardinal en 1969, le rendit intouchable.
Le père Daniélou avait une telle renommée qu'encore après sa mort tout un rayon de la Procure était consacré à ses ouvrages. Puis ceux-ci se raréfièrent, pour disparaître presque totalement. C'est pourquoi je me suis réjoui de constater que plusieurs d'entre eux étaient maintenant réédités en format de poche, en particulier sa contribution à la Nouvelle Histoire de l'Eglise mentionnée plus haut, agrémentée d'un titre supplémentaire : L'Eglise des premiers temps (Seuil, "Points Histoire", n°80).
Je recommande ... tout ! mais particulièrement l'Essai sur le mystère de l'histoire où le père Daniélou, peut-être le premier, démonte le système de Guénon dans un chapitre intitulé Grandeur et limites de René Guénon (réfutation que Jean Tourniac s'efforça de réfuter à son tour mais d'une manière bien piètre dans ses Propos sur Guénon). Et aussi Les anges et leur mission. Et encore Les figures du Christ dans l'Ancien Testament. Et enfin ce petit chef-d'oeuvre, son premier ouvrage, datant de 1942, dont il disait non sans coquetterie que c'était son préféré : Les signes du Temple, plusieurs fois réédité, étude précise, exhaustive et limpide, dont la lecture est indispensable à qui s'intéresse à cette question fondamentale. Je l'ai toujours recommandée, voire imposée, aux apprentis maçons (et aux autres aussi) du Régime écossais rectifié.
Je terminerai par l'ouvrage qui m'a servi de prétexte à ce billet, Les symboles chrétiens primitifs (Seuil, collection "sagesse", 1996). Il est la reproduction en format de poche d'un livre plus ancien publié en 1961 et que j'ai égaré. Je l'ai donc redécouvert avec un vif plaisir. (Soit dit en passant, il vaut largement Les symboles fondamentaux de la science sacrée du même Guénon).
Il est hors de question que j'en fasse la recension, il est trop dense. Je citerai uniquement la toute première ligne du premier chapitre, qui est le fil conducteur de ces études : "Le Nouveau Testament n'est pas la destruction, mais l'accomplissement de l'Ancien".
Voici donc les têtes de chapitre, afin de susciter la faim des lecteurs éventuels :
1. La palme et la couronne;
2. La vigne et l'arbre de vie;
3. L'eau vive et le poisson;
4. Le navire de l'Eglise;
5. Le char d'Elie;
6. La charrue et la hache;
7. L'étoile de Jacob;
8. Les douze apôtres et le zodiaque;
9. Le signe du Tav.
Dans ce chapitre, particulièrement riche, l'auteur montre comment le signe du Tav = le signe de la croix signifie le fait de "porter le Nom".
Conclusion : "Le signe de la croix est apparu à l'origine non comme une allusion à la Passion du Christ, mais comme une désignation de la Gloire divine. Même lorsqu'il sera référé à la croix sur laquelle est mort le Christ, celle-ci sera considérée comme l'expression de la puissance divine qui agit par cette mort ; et les quatre bras de la croix apparaîtront comme le symbole du caractère cosmique de cette action salvifique."

J'en resterai là pour ce billet que j'ai conçu comme un hommage à un homme d'Eglise qui a compté et compte encore beaucoup pour moi et que j'aimerais que l'on connaisse et fréquente davantage, car sa lecture apporte beaucoup.

Le prochain billet sera consacré à Raimon Panikkar.

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