dimanche 17 juin 2012

La franc-maçonnerie, à quoi bon ?


Un ami, maçon blanchi sous le harnois, m’a transmis l’allocution suivante qui fut prononcée il y a environ dix ans par un grand orateur provincial. Le message qu’elle contient m’a paru être encore maintenant porteur de vérités bonnes à entendre.

Il y a un peu plus de deux siècles, notre célèbre frère Joseph de Maistre s'interrogeait ainsi : « Quelle est l'origine de ces mystères qui ne couvrent rien, de ces types qui ne représentent rien ? Quoi ! des hommes de tous les pays s'assemblent (peut-être depuis des siècles) pour se ranger par deux lignes, jurer de ne jamais révéler un secret qui n'existe pas, porter la main droite à l'épaule gauche,la ramener vers la droite, et se mettre à table ? Ne peut-on extravaguer, manger et boire avec excès, sans parler d'Hiram, du Temple de Salomon et de l'étoile flamboyante, etc, etc. » 

Questions dérangeantes, questions décapantes ? Questions inévitables ! Mes frères., je plains ceux d'entre nous qui ne se les sont jamais posées ! Je plains ceux qui ne se sont jamais demandé : la franc-maçonnerie, à quoi bon ?

Oserai-je aller plus loin, mes frères ? Oui, je l'oserai. Quel est le jeune maître maçon, ou même le jeune maçon tout court, capable d'un peu d'observation, qui n'ait été fréquemment témoin de spectacles de nature à doucher son enthousiasme de néophyte ? Qui n'ait découvert que la fraternité peut prendre, et pas seulement aux agapes, les traits d'une camaraderie bruyamment et grassement joviale, pas si différente, somme toute, de celle des copains de lycée ou de régiment. Qu'en tenue même, cette recherche de la vérité que nous nous vantons de mener en commun peut fort bien consister dans l'affirmation péremptoire de MA propre vérité et le refus dédaigneux de celle d'autrui, lequel réplique de même ; d'où d'aigres disputes où l'amour fraternel est passablement malmené. Que la règle hautement proclamée de l'égalité n'exclut nullement le souci vaniteux de se pousser en avant au détriment des voisins dans cette course aux honneurs et cette foire aux vanités que dépeint si bien le nom de « cordonnite » Que le principe d'autorité inhérent à un Ordre hiérarchique peut caricaturalement dégénérer en autoritarisme arbitraire, en passion effrénée du pouvoir et de la domination. Que la charité et la bienfaisance donnent usuellement matière à de beaux discours et à d'éloquents panégyriques mais beaucoup plus rarement à des actes concrets et quotidiens, à commencer par les plus humbles : l'attention vigilante portée à notre prochain immédiat -c’est-à-dire les frères de notre propre loge…

Il lui arrive même, à ce jeune frère dont je parle - et je doute que beaucoup échappent à ce sort - de faire l'expérience la plus douloureuse, la plus cruelle qui soit : celle de la trahison fraternelle, celle des « faux frères »...

Des mille et une scènes du théâtre maçonnique qu'il découvre alors, souvent à ses dépens, j'en passe et des meilleures ; Jean Tourniac en fit jadis, dans une planche sarcastique, un portrait à la Daumier ou à la Hogarth, pour ne citer que deux dessinateurs qui « croquèrent » les francs-maçons dans leurs ridicules.

Oui, mes frères, quelle comédie humaine pour la plume d'un Balzac portant tablier ! Quel tableau des travers de l'homme, de ses défauts, voire de ses vices, nous tous tant que nous sommes, présentons-nous à nous-mêmes - car nous en sommes à la fois spectateurs et acteurs.

Et alors mon jeune frère, désappointé, déçu, scandalisé même, de s'écrier avec dépit : la franc-maçonnerie, à quoi bon ? A quoi bon, oui, dépenser tant de temps, tant de peine, tant d'argent - pour cela ?

Mes frères, pourquoi vous le cacherai-je ? Ce jeune frère désillusionné que je vous dépeins, ce fut moi, jadis. Et le maçon que je suis se retournant vers ce maçon que je fus - et que peut-être sont aussi certains parmi ceux qui m'écoutent aujourd'hui - lui tiendra le langage qu'un ancien me tint alors, ancien que son expérience maçonnique avait enrichi d'une sagesse et d'une sérénité acquises malgré les épreuves ou plutôt à cause d'elles. Ce langage était à peu près le suivant :

Mon frère, tout ce que tu dis est vrai, c'est un constat d'évidence, et pourtant tu n'es pas dans le vrai. Tu n'es ni juste ni équitable.

D'abord, ton constat est incomplet, donc partial. Obnubilé par tes fâcheuses découvertes, tu oublies un peu vite tous ces frères si nombreux, remarquables mais qui ne se font pas remarquer, parce qu'ils estiment n'accomplir que leur devoir et qui, par conséquent, ne se mettent pas en avant et se trouvent tout gênés lorsqu'on leur adresse des compliments ; tous ces Frères, dis-je, qui prodiguent au service de l'Ordre et de leurs frères un dévouement infatigable, une charité sans bornes, une science inépuisable, une sagesse lumineuse ; qui se trouvent toujours là au moment opportun pour aider leurs frères, les instruire, les stimuler, les réconforter, les consoler au besoin - les écouter et leur parler avec un tact et une discrétion exemplaires. Autant de frères, d'hommes remarquables, je répète, que, sans la franc-maçonnerie, tu n'aurais jamais eu l'occasion, la chance, de rencontrer de ta vie.

A quoi bon, la franc-maçonnerie ? Eh bien, pour commencer, à être, comme l'écrivit le pasteur James Anderson à l'article 1er des Constitutions qui portent son nom : « Le Centre de l'Union et le moyen de nouer une amitié vraie parmi des personnes qui auraient dû pour toujours rester distantes les unes des autres ». Cela, mon frère, est une expérience que tu as probablement faite déjà et que, dans la négative, tu feras forcément.

Dans ton désir légitime de remise en question, tu es passé, mon frère, d'un extrême à l'autre, de l'illusion de l'optimisme à l'illusion du pessimisme. La lucidité, cette qualité maçonnique par excellence, dont la franc-maçonnerie nous enseigne la nécessité et la pratique, consiste à voir les hommes tels qu'ils sont : ni tout bons, ni tout mauvais. Et quand je dis les hommes, je parle d'autrui, mais aussi de chacun de nous. Nous partageons avec tous les hommes, nos frères, une commune nature : ces travers, ces défauts, ces vices qui nous frappent chez les autres se trouvent aussi, à des degrés variables, en nous-mêmes ; et il en va de même pour les qualités et les vertus.

C'est là une des grandes leçon de la franc-maçonnerie. Celle-ci nous apprend à nous connaître nous-mêmes ; et se connaître soi-même et connaître les autres, c'est tout un. Un des moments les plus saisissants de la cérémonie de réception au grade de compagnon, au rite écossais rectifié, est celui où le candidat se trouve mis face à lui-même et où on lui enjoint : « Voyez-vous donc tel que vous êtes ». Et, dans la cérémonie d'installation selon la pratique du rite Emulation, il est un conseil dont on ne soulignera jamais assez la pertinence et, si on le suit à la lettre, l'efficacité : c'est ce passage de l'exhortation aux surveillants où on leur recommande « d'imiter avec soin ce que vous rencontrerez de louable chez les autres et de corriger en vous ce qui vous paraîtra défectueux chez autrui » Cela, mon frère, c'est une perle de grand prix.

Mais j'irai plus loin. La franc-maçonnerie nous enseigne l'utilité des épreuves, c'est-à-dire que d'un mal, non seulement il peut, mais il doit sortir un bien. Et cela, elle nous l'enseigne, non en paroles, mais effectivement et concrètement par ses rites. J'en veux un seul exemple - sur lequel on comprendra qu'en la circonstance présente je sois moins explicite qu'en m'adressant à ce jeune frère dont j'ai fait mon interlocuteur : sans cette trahison de faux frères qui te fait gémir, ton accession à la maîtrise n'eût pas été possible. Ce qui vient de t'arriver, c'est de vivre existentiellement ce que tu avais vécu rituellement. Cela, c'est quelque chose que tous ceux d'entre nous qui sont chrétiens savent bien : la rédemption par le Christ exige au préalable la trahison de Judas.

Enfin, il faut, mon frère, que tu comprennes bien une chose. Les maçons ne sont pas meilleurs que les autres hommes ; mais ils ne sont pas pires. L'initié n'est pas, n'est jamais un homme supérieur. En quoi se différencie-t-il des autres hommes, que nous appelons profanes ? En ce qu'il possède - condition préalable sine qua non d'un bon recrutement - un vrai désir et une ferme détermination de se perfectionner et de s'améliorer soi-même, et qu'il passe aux actes avec lucidité et courage.

La franc-maçonnerie n'est pas une société parfaite ni une société de parfaits, c'est une école de perfectionnement. De ce perfectionnement, elle fournit les outils et elle en enseigne le mode d'emploi ; à chacun de nous, ensuite, de les mettre en œuvre, ce qui exige de la peine et du temps, de la patience, de la persévérance, du discernement, et beaucoup de constance. Si les difficultés et les obstacles découragent cet ouvrier de soi-même au lieu de le stimuler, c'est que sa vocation n'est pas bien ferme.

Je terminerai par un dernier et important avis. La franc-maçonnerie n'est pas faite pour fabriquer des surhommes. Les héros, les saints, ce n'est pas son affaire. Son affaire, c'est de réaliser des hommes authentiques, ou plutôt que nous nous réalisions nous-mêmes hommes authentiques. De là la pratique, non pas morale, mais instrumentale, des vertus ; car, comme je l'avais rappelé en une précédente circonstance, les vertus, étymologiquement, sont ce qui font qu'un homme est un homme. Pratiquer les vertus, c'est construire mon humanité. C'est retrancher ce qui, en moi, est contraire à l'humanité vraie, est in-humain ; et c'est aussi combler en moi les manques qui font que mon humanité n'est pas accomplie. Tout cela peut se résumer en un seul mot : le don de soi. Par le don de soi sont renversées les murailles de l'égoïsme, qui en renfermant l'homme sur lui-même le condamnent à la stérilité et à l'échec : il devient soit un surhomme, soit un sous-homme, c'est-à-dire dans tous les cas un homme inauthentique et inaccompli.

Ce don de soi qui est dépassement de l'ego prend, pour nous. maçons, deux formes. L'amour fraternel, qui a pour principe la charité et pour résultat la bienfaisance, aux applications innombrables. Et l'amour de la vérité, l'amour de Dieu, illustré par le fait que, toujours et partout, le maçon travaille à la Gloire du G.A.D.L.U. qui est Dieu. Telles sont les deux dimensions de la condition humaine à la restauration de laquelle, nous, maçons, œuvrons et que je rappelais l'an passé : la Fraternité et la Vérité.

Telles sont les considérations que je ne cesse de tenir, sans me lasser, à tous les frères en qui si souvent je retrouve le jeune maçon troublé que je fus, et que j'ai cru bon de vous adresser à votre tour, pour la dernière fois que je prends la parole à cette place.

Alors, la franc-maçonnerie, à quoi bon ? Comme la langue d'Esope, elle peut être la meilleure ou la pire des choses. Il dépend de nous, mes frères, de nous exclusivement, mais totalement, qu’elle soit pour le summum bonum. le souverain bien : devenir, en plénitude, des hommes.



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