mardi 22 janvier 2013

Mariage pour tous...


Mariage pour tous, ou mariage pour quelques-uns

La teneur des arguments, voire des accusations, échangés non sans virulence dans le débat qui déchire la France au sujet du mariage homosexuel, m’incite à exposer d’une façon objective et sereine quelques éléments utiles pour la réflexion.  Je dis « mariage homosexuel » car c’est bien de cela qu’il s’agit tandis que « mariage pour tous » est un tour de passe-passe sémantique qui, pris au pied de la lettre, pourrait englober les unions polygames ou encore les unions incestueuses.

Ceux qui, de part et d’autre, parlent de « tournant de la civilisation » ou de « crise de la civilisation » sont dans le vrai, et j’entends montrer en quoi.

Toutes les civilisations traditionnelles sans exception, partout et toujours – à l’exception notable des régions du monde où la notion de tradition n’est plus vénérée mais est au contraire moquée et ridiculisée,  c’est-à-dire en bref l’Europe occidentale et les Etats-Unis d’Amérique – partagent une conception du mariage identique en ses principes sinon dans ses modalités. Dans cette conception, le mariage est destiné, et uniquement destiné, à procréer, c’est-à-dire à fonder ou agrandir une famille et à perpétuer une filiation. Que cette famille soit monocellullaire,  comme dans la pratique monogame moralement imposée par le judéo-christianisme (encore qu’il n’en ait pas toujours été ainsi dans le judaïsme puisque les patriarches d’Israël, il n’est que de citer Abraham ou Jacob, étaient polygames), ou bien qu’elle soit pluricelluluaire, donc polygamique, ou encore clanique, comme par exemple en Afrique, sa fonction est partout la même : la perpétuation de la lignée, avec toutes les valeurs religieuses, morales, coutumières (dans l’ordre des connaissances comme de la pratique sociale) et enfin matérielles que cette lignée véhicule et dont il faut impérativement empêcher la déperdition. D’où l’importance des généalogies, comme on le voit dans la Bible, et la vénération des anciens, seuls capables de transmettre ces connaissances de toute nature de génération en génération. Une connaissance n’a de valeur véritable que si elle est transmise, et non si elle est inventée. C’est ce qui fait la stabilité en même temps que le caractère routinier des civilisations de ce type.

C’est à cela, et à cela seulement que servent les mariages : assurer la pérennité des lignées et, si possible, leur ascension sociale. Nulle place pour l’amour là-dedans. L’amour, étant par nature individuel, est une non valeur là où le collectif prime. Pour l’amour (je parle de l’amour sentiment, non des pulsions sexuelles, très faciles à satisfaire) il y a les liaisons ou plus exactement les passades qui, comme leur nom l’indique, sont passagères et n’ont donc pas cette garantie de durée qu’offre le mariage.

Toutefois les mariages ne sont pas toujours féconds, ou du moins ne le sont pas toujours de manière à assurer la pérennité dont il s’agit, laquelle exige qu’elle le soit par les mâles. Ce que je viens d’écrire doit immédiatement être nuancé en fonction des civilisations et des cultures. Sans remonter jusqu’aux mythiques amazones, il est des cultures qui admettaient le matriarcat et par conséquent la transmission par les femmes du pouvoir et de tout ce qui va avec (Madagascar, Tahiti…). Mais ces situations sont tout à fait exceptionnelles dans le champ des civilisations traditionnelles. La règle, c’est la succession par le mâle premier-né, à défaut par le puîné et ainsi de suite.

Même dans les sociétés chrétiennes traditionnelles, une succession par les femmes à défaut d’héritier mâle est considérée comme indésirable car extrêmement fragile et comportant l’inconvénient majeur de transférer une lignée et son capital (constitué par tout ce qui est énuméré plus haut) à une autre lignée. A plus forte raison s’il s’agit d’un royaume. Ainsi le prototype de Barbe-Bleue, le roi d’Angleterre Henri VIII, l’homme aux six reines, répudia la seconde, Anne Boleyn, et la fit décapiter, parce qu’elle ne parvenait pas à lui donner un fils. (Ironie de l’histoire, après la mort prématurée du fils qu’il avait eu avec Anne Seymour, Edouard VI, la couronne d’Angleterre revint à la fille déclarée illégitime d’Anne Boleyn, qui ne fut autre qu’Elizabeth Ière [1533-1603]). En France aussi, les répudiations de reines, encore assez nombreuses au Moyen-Age, tiennent essentiellement à l’absence d’héritier mâle ou du moins d’héritier mâle en bonne santé, même dans l’affaire très complexe du mariage malheureux de Philippe-Auguste (1165-1223) avec Ingeburge de Danemark. Seule exception majeure, l’annulation canonique en 1152 (en place de divorce, le mariage chrétien étant réputé indissoluble) de l’union conclue 15 ans plus tôt entre le roi de France Louis VII (1120-1180) et la célèbre Aliénor d’Aquitaine (1122-1204) qui, du jour au lendemain, de reine de France se retrouva reine d’Angleterre par son union avec Henri Plantagenêt (1139-1182). Mais c’est là l’exception, exception fameuse qui confirme la règle.

S’il n’y avait décidément aucun héritier légitime (ou légitimé) ni mâle ni femelle, intervenait alors l’adoption, procédé qui implantait un élément venu d’ailleurs dans une lignée autrement vouée à s’éteindre. L’adoption est un procédé de substitution qui confère à l’adopté la totalité des droits qu’il aurait eus s’il avait été héritier par le sang et le met en pleine capacité d’assurer la transmission intégrale de la lignée sur laquelle il a été greffé.

Quelles sont les chances de réussite d’une adoption ? A peu près les mêmes que celles d’une greffe végétale si du moins l’enfant est très jeune et surtout s’il n’a pas subi dans sa petite enfance des traumatismes qui risquent d’être inhibants. Le seul palliatif, qui peut même être et est souvent curatif, c’est l’amour. C’est, l’expérience le prouve, le remède à presque tous les maux et le gage de réussite de cette opération quelquefois risquée.[1]

Les familles formées dans ces conditions ne s’étendaient pas seulement dans l’espace mais aussi et surtout dans le temps par la perpétuation des lignées. C’est la coexistence de ces lignées dans un même ensemble, leurs alliances ou au contraire leurs confrontations, qui constituaient le tissu social. La société, c’était la réunion des familles ou lignées. Cela est patent dans la société féodale, mais ce phénomène ne lui est pas exclusif, on le trouve identiquement, toutes choses égales d’ailleurs, dans la société romaine antique ou encore dans la société chinoise.

On est donc autorisé à dire, dans ce schéma, que la famille est la base de la société et que le mariage en est le ciment. Et c’est ce qui en fait le caractère sacré. Dans toutes les traditions la vie est sacrée. La transmission de la vie est elle aussi sacrée. Et le mariage, qui est le mode naturel de transmission de la vie, et pour tout dire le seul, est par conséquent sacré. Car la procréation est le moyen inventé par la nature pour transgresser la mort et l’anéantissement, d’où son caractère sacré. C’est pourquoi aussi la procréation est bénie par les dieux, et la stérilité symptôme de malédiction. Cela, c’est une vérité anthropologique. Si théologie il doit y avoir, elle vient par surcroît. Un exemple. Les penseurs chrétiens considèrent que le mariage est sacré seulement lorsqu’il a été sanctifié par la religion. Ils sont dans l’erreur. C’est parce que le mariage est sacré en lui-même pour la raison que je viens de dire, qu’il a été sanctifié par les religions – car la religion chrétienne n’est pas la seule à l’avoir fait, les rites des sociétés dites premières le prouvent abondamment.

Cette conception que j’appellerai patrimoniale du mariage a-t-elle perduré (je me limiterai là à la France) dans l’état laïcisé de fait, sinon en droit, de la société française à la suite de la révolution ? Bien évidemment oui, et cela jusqu’à la guerre de 1914, qui marque le hiatus et même la rupture en France entre la société traditionnelle et la société moderne. Qu’on lise tous les auteurs, de Balzac à Labiche, qui ont décrit cette société-là : ce qui est en cause désormais, ce ne sont plus ces traditions coutumières transmises d’âge en âge comme auparavant, mais tout crûment, deux valeurs tangibles, la fortune et le rang social. Et pour cela, le mariage est indispensable comme instrument d’hérédité.

Et l’amour, dans tout cela – l’amour sentiment, voire l’amour passion, et aussi l’amour sexe ? Eh bien pour cela il y a les aventures, les conquêtes, les services tarifés des domestiques, des cocottes… et des gitons qui commencent à paraître en lumière, par exemple avec M. de Charlus dans A la recherche du temps perdu. L’amour dans le mariage, c’est exceptionnel, et cela passe même pour une originalité, voire une excentricité.

La première guerre mondiale a causé une fracture dans la société : la guerre elle-même (séparation des couples, émancipation de facto des femmes), puis l’après-guerre. Le nombre des divorces a crû d’une manière exponentielle, on a même expérimenté le « mariage à l’essai ». La société dans son ensemble – il y a bien évidemment des exceptions - passe du mariage patrimonial à ce que j’appellerai le mariage conjugal où seul compte l’amour, ou l’attrait, entre deux individus. Le phénomène s’accélère jusqu’à la deuxième guerre mondiale qui - mêmes causes, mêmes effets – le radicalise.

Cela s’accompagne d’une mutation en profondeur de la société qui passe d’une organisation en « corps » (les familles au sens élargi, les lignées…) à un état qu’on peut qualifier de « décomposition individualiste ». Bien sûr il subsiste des « corps », aucune société ne peut s’en passer : corps politiques, professionnels, associatifs… mais ce ne sont plus les corps traditionnels et ils n’ont plus rien à voir avec le mariage. Ce qu’on appelle encore « les grandes familles » ne sont plus que le reliquat d’un passé révolu et ne sont plus les éléments struturants de la société.

Ainsi arrivons-nous à la situation sociale présente :

- le mariage conjugal a pris nettement le dessus, avec pour conséquence la libération du libre arbitre, ou du libre amour, des individus, sur qui ne pèse plus un assujettissement sans échappatoire à des contraintes imposées par des nécessités dépassant infiniment leur individualité ; et avec pour autre conséquence une fragilité de ce lien conjugal, qu’il y ait ou non des enfants (élément que j’ai omis jusqu’à présent), fragile parce que reposant sur des sentiments qui par nature ne sont pas pérennes, sauf s’ils ont relayés par autre chose. On se marie de plus en plus tard (ou pas du tout) après plusieurs années de vie commune, ce qui pourrait être gage d’une plus grande stabilité, et ne l’est pas : le taux de divorces avoisine actuellement 30 %  On se marie moins et on se démarie plus. D’où de nombreuses familles décomposées puis recomposées, quelquefois à plusieurs reprises, et un imbroglio des filiations, qui finissent par ne plus rien représenter pour les enfants alors qu’autrefois elles étaient l’essentiel ;

- le mariage patrimonial a donc perdu toute valeur  sociale puisque ce n’est plus lui le constituant fondamental, la pierre de base de la société. S’il subsiste encore fragmentairement dans quelques familles, c’est par attachement de celles-ci à des principes religieux et moraux et plus du tout à des réalités sociales, celles-ci s’étant estompées. Et même ces familles-là n’échappent pas à la contagion. Exemple, l’actuel comte de Paris, prétendant au trône de France, qui n’a pas hésité à divorcer de sa première femme  la duchesse de Wurtemberg, après  27 ans de mariage et la naissance de cinq enfants… L’instabilité des mariages va de pair avec une instabilité de la société civile, l’une et l’autre se reflétant en miroir.

Quid maintenant du mariage homosexuel dans les conditions présentes ? il est clair qu’il n’a pas et ne peut pas avoir sa place dans le mariage patrimonial, dont la procréation est le facteur premier et la conséquence nécessaire. Au point même que l’union d’un homme et d’une femme fermement décidés à ne pas avoir d’enfants est perçue défavorablement comme un égoïsme à deux, ce qu’elle est en effet. Si l’union d’un homme et  d’un homme, ou d’une femme et d’une femme, doit en rester à cet égoïsme à deux, les implications sont mineures. A part le fait que le « turn over » des relations est bien plus élevé chez les homosexuels que chez les hétérosexuels, pour une raison que je ne m’explique pas. Et cela même lorsque ces relations sont officialisées, par exemple par le PACS. Au bout de quatre ans d’existence du PACS, le taux de rupture chez les homosexuels était de 70 %. En irait-il autrement si ces relations étaient légalisées par le mariage ? il est permis d’en douter.

 Il est légitime de s’interroger sur l’opportunité d’aller à contre-courant d’une tradition universelle et multimillénaire pour régler d’une façon peu durable quelques cas peu nombreux. Je m’empresse d’ajouter que ceci n’est pas un argument juridique car le Droit a pour fonction de régler le maximum possible de cas, même minimes, dans le respect du bien commun. Et on peut ajouter encore à cela que la durée des mariages entre hétérosexuels tend elle aussi à se réduire,  sous l’effet de la libération des mœurs, du déclin de la morale sociale au profit de la morale individuelle et de ce que j’ai appelé la décomposition individualiste de la société. Ce que j’ai énoncé plus haut n’est qu’une considération morale que chacun a à apprécier en conscience.

Il se trouve malheureusement que la question n’est pas aussi simple, car les homosexuels aussi peuvent avoir, et ont parfois, ce qu’il est convenu d’appeler « le désir d’enfant », c’est-à-dire  le désir d’avoir une descendance. Ceci est parfaitement légitime, car mariage et procréation sont intimement, je dirai même viscéralement liés. Alors se présentent les différents moyens que la médecine offre aux couples qui se révèlent stériles pour une raison ou pour une autre : insémination artificielle, fécondation in vitro (« bébés éprouvette »), plus généralement procréation médicalement assistée, qui dans ces cas ne mettent en œuvre que les spermatozoïdes et les ovules du couple. Dès lors qu’on va plus loin, surgissent des problèmes éthiques dont il serait imprudent de sous-estimer l’ampleur. C’est le cas de la gestation pour autrui (les « mères porteuses ») qui, en raison de l’hétérogénéité des législations nationales et aussi de leur flou, donne lieu à ce qu’il faut bien appeler des trafics d’enfants.

Si ces techniques sont transposées aux couples homosexuels, on voit immédiatement qu’il y aura nécessairement un troisième partenaire : une femme, pour les couples homosexuels masculins, un homme, pour les couples homosexuels féminins. D’où une cascade de problèmes de toute nature : techniques, contractuels, juridiques, financiers peut-être…

Et, si la décision est prise, se posera la question de l’équilibre psychologique des enfants. Déjà, la maturation des enfants adoptés ne va pas sans difficultés réelles. Combien plus pour les enfants des familles recomposées. Dans les autres situations, elles se révèlent généralement plus tard, mais on constate une revendication croissante des enfants nés dans ces conditions « anormales », c’est-à-dire hors des normes de la nature, à avoir accès à leurs vrais géniteurs, et la législation qui primitivement l’interdisait a dû être assouplie.

Qu’en serait-il alors si les parents (dont l’un seul serait géniteur) étaient du même sexe ?[2] Je n’ignore pas qu’au moins l’adoption, qui évite toutes ces sérieuses difficultés, puisque cette procédure est éprouvée depuis longtemps et, de plus, strictement encadrée par la loi, est autorisée pour les couples homosexuels en Belgique, au Danemark, en Espagne, aux Pays-Bas, en Suède et au Royaume-Uni, pour ne citer que les pays membres de l’Union européenne. Il n’empêche que cette possibilité n’existe que depuis peu d’années, ce qui ne donne pas un recul suffisant pour en apprécier scientifiquement les effets psychosomatiques sur les enfants placé dans cette situation.

Il semblerait donc prudent de faire jouer dans ce cas extrêmement grave, car il y va de l’avenir de générations entières, ce fameux principe de précaution invoqué souvent à tort et à travers. Et à plus forte raison pour la procréation médicalement assistée. Il semblerait que, dans les débats actuels, les droits de l’enfant, droits vitaux, aient été traités de façon surérogatoire.

Une fois le problème analysé dans son entier, que reste-t-il comme points d’achoppement ? 

- une opposition frontale et de principe entre deux conceptions du mariage, l’une traditionnelle et l’autre novatrice ;
- une interrogation fondamentale sur l’avenir des enfants et leurs droits à une existence équilibrée.


A chacun de répondre à ces deux questions en conscience et en raison, sans céder à des pulsions passionnelles.

Ce que j’espère.

P.S. Le théologien que je suis aussi aurait des arguments d’une autre nature à développer. Il s’en est bien gardé cette fois-ci. Mais il ne manquera pas de le faire ultérieurement.






[1] Un témoignage : le docteur Alain Pompidou, enfant adoptif de Georges et Claude Pompidou, atteste : «  Nous formions un seul et même bloc, fruit d’un projet que mes parents avaient pu réaliser,  en plein milieu de la guerre, visant à avoir un enfant à eux, même sans parenté biologique. Tout en me redonnant une famille, ils m’ont prodigié une affection débordante, aussitôt partagée. [… ] Je n’ai jamais cherché à connaître mes origines. C’est […] parce que mes parents sont si proches que je ne ressens pas de carence affective. » Georges Pompidou, Lettres, notes et portraits, 1928-1974. Témoignage d’Alain Pompidou. Paris, Robert Laffont, 2012.
[2] Et je ne mentionne qu’en note la quasi certitude pour un enfant conçu dans ces conditions d’être stigmatisé au collège comme « fils de pédés » ou « fils de gouines »…

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