mercredi 12 septembre 2012

Sans laïcité le christianisme authentique est impossible

J'ai plaisir à publier ici un article dont l'auteur est un chrétien orthodoxe vivant au Québec. Cet article, qui concerne au premier chef le Québec, concerne tout aussi bien la France où le problème cité se présente à l'occasion exactement dans les mêmes termes, en particulier dans des édifices publics hérités du passé : je pense à tel palais de justice ou à tel hôtel de ville.

La thèse soutenue ici est audacieuse et peut paraître provocatrice, elle choquera assurément tel ou tel de mes amis. Je la crois pour ma part tout à fait juste ; et elle va tellement dans le sens de ce que, après y avoir longuement réfléchi, j'en suis venu à penser, que je ne pouvais pas me refuser ce plaisir ...


25/08/2012

Le Crucifix à l’Assemblée nationale, ou comment la laïcité est inscrite dans le christianisme, 

par Hélios d'Alexandrie


Le débat sur la laïcité et le Crucifix à l’Assemblée nationale du Québec s’est rallumé à la faveur de la campagne électorale, suite aux déclarations de Djemila Benhabib quant à sa position personnelle sur le sujet.
Pour elle la laïcité institutionnalisée ne peut logiquement admettre un symbole religieux au salon bleu, là où les représentants du peuple québécois débattent de différents sujets politiques. Madame Benhabib, qui se présente aux élections sous la bannière du Parti Québécois, se rallie toutefois à la position officielle du parti, à savoir que le Crucifix à l’Assemblée Nationale constitue un symbole et un héritage culturel du peuple québécois, comme tel sa présence au salon bleu n’a pas de signification religieuse.
On le voit, le débat se situe, non sur la place de la religion dans le champ politique (aucune place ne lui est reconnue), mais sur la signification d’une représentation à caractère religieux au sein de l’institution politique. Les uns n’admettent que son caractère religieux, les autres ne lui reconnaissent qu’une valeur culturelle. Le débat en ce qui concerne la laïcité ne se situe donc pas sur le plan pratique, maintenir ou enlever le Crucifix du salon bleu de l’Assemblée Nationale ne changera rien aux mesures que le futur gouvernement appliquera pour assurer la laïcité de l’espace public.
Il est réconfortant de constater qu’on discute passionnément de part et d’autre d’un symbole. Si le salon bleu était orné de représentations de Jupiter, d’Hercule, de Mars ou de Vénus, nul ne s’en offusquerait ; il s’agit pourtant de dieux de l’antiquité, donc de représentations religieuses. Si l’on ne s’en fait pas du tout quand il s’agit de divinités grecques ou romaines c’est parce qu’elles n’ont plus pour nous de signification religieuse. Nous les regardons comme des entités mythologiques et nous nous arrêtons sur l’aspect artistique et esthétique de leur représentation. Si le Crucifix suscite autant de passion c’est que, contrairement aux personnages mythologiques, il recèle un sens profond pour la majorité des gens, partisans comme opposants à sa présence au salon bleu.
Les opposants autant que les partisans donnent l’impression d’être sous l’emprise de leurs sentiments et de leurs émotions. Si le sujet n’est pas à proprement parler explosif, il est du moins passablement brûlant. C’est pourquoi il devient important d’en discuter objectivement afin d’y voir plus clair : la question qui se pose est de savoir si religion chrétienne et laïcité sont antinomiques au point de devoir occulter toute référence au christianisme dans l’espace public.

Retour aux sources
Le christianisme est issu du Nouveau Testament et plus particulièrement des quatre Évangiles qui relatent les gestes et transmettent l’enseignement de Jésus-Christ. La laïcité n’existait pas alors, et ne voulait donc rien dire durant les siècles qui ont précédé et suivi la naissance du christianisme. Politique et religion se mélangeaient, l’idéologie politique avait besoin de la religion pour se légitimer et s’affirmer : on sacrifiait au génie de l’empereur romain et celui-ci après sa mort était déifié par le sénat. Les charges civiques et religieuses étaient tour à tour assurées par les mêmes notables. Loyalisme politique et loyalisme religieux étaient une et même chose, ce qui explique pourquoi les premiers chrétiens ont été poursuivis et persécutés en tant qu’ennemis de l’État romain.
Le peuple juif dont Jésus est issu vivait sous l’emprise de la religion. Vie quotidienne et pratique religieuse ne faisaient qu’un, et l’observance religieuse était contraignante au-delà de l’imaginable. Une attention particulière était attachée au pur et à l’impur, au licite et à l’interdit. L’occupation romaine et la présence d’une importante diaspora juive dans les différentes régions de l’empire a contraint les juifs à côtoyer les païens impies et impurs, d’où le besoin de dresser des barrières morales assurant la distinction voire l’isolement des communautés juives.
Le messianisme en terre d’Israël est apparu avec l’incorporation du territoire dans l’empire romain. Il s’agissait d’une idéologie politico-religieuse portée par les nationalistes juifs qui s’opposaient à l’occupant romain, libération nationale et souveraineté divine étaient alors intimement liées.
C’est dans ce contexte (historique, politique, social et religieux) qu’il convient d’appréhender l’enseignement de Jésus. Son message éminemment spirituel se devait d’être reçu comme tel, débarrassé de tous les malentendus d’ordre politique, légal et social. En lisant les évangiles on constate qu’à maintes occasions, Jésus s’est employé à expliquer, voire à clarifier sa mission et son message; c’est ainsi qu’il a délibérément et en toute connaissance de cause, créé ce qu’il est convenu d’appeler la laïcité vingt siècles plus tard.

Laïcité dans l’espace public
C’est par nécessité et non par choix idéologique que Jésus a conçu la laïcité. La relation avec Dieu, l’amour du prochain et l’élévation sur le plan spirituel procèdent d’une démarche intime et non d’un choix de la collectivité. Il s’ensuit que les manifestations publiques de piété, de charité et d’observance religieuse (vestimentaires et culinaires) relèvent davantage de l’ostentation que de la quête de Dieu. Pour illustrer mon propos je cite les passages suivants de l’Évangile selon Saint Matthieu :
Gardez-vous de faire les bonnes œuvres devant les hommes, pour vous faire remarquer d’eux; sinon, vous n’aurez pas de récompense auprès de votre Père qui est dans les cieux. Quand donc tu fais l’aumône, ne va pas le claironner devant toi; ainsi font les hypocrites dans les synagogues et les rues, afin d’être loués par les hommes; en vérité je vous le dis, ils tiennent déjà leur récompense. Pour toi, quand tu fais l’aumône, que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite, afin que ton aumône soit secrète; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra. (Matthieu 2–4)
Et quand vous priez, ne soyez pas comme les hypocrites : ils aiment, pour faire leurs prières, à se camper dans les synagogues et les carrefours, afin qu’on les voie. En vérité je vous le dis, ils tiennent déjà leur récompense. Pour toi quand tu pries, retire-toi dans ta chambre, ferme sur toi la porte, et prie ton Père qui est là, dans le secret; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra. (Matthieu 65–6)
Quand vous jeûnez, ne vous donnez pas un air sombre comme font les hypocrites : ils prennent une mine défaite, pour que les hommes voient bien qu’ils jeûnent. En vérité je vous le dis, ils tiennent déjà leur récompense. Pour toi, quand tu jeûnes, parfume ta tête et lave ton visage, pour que ton jeûne soit connu, non des hommes, mais de ton Père qui est là, dans le secret; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra. (Matthieu 16–18)   
De ces extraits tirés du « Sermon sur la montagne », on comprend que pour Jésus, la spiritualité authentique se vit dans l’intimité et non à la vue de tout le monde; il en découle que pour les croyants sincères l’espace public est nécessairement exempt de religion. Seule une laïcité pleine et entière est en mesure de mettre un frein à l'exhibitionnisme religieux.

Religion et exercice du pouvoir
Mais Jésus a également dénoncé, non sans un brin d’humour, les détenteurs du pouvoir spirituel : prêtres, scribes et pharisiens. Tyrannie morale et ostentation vont de pair.
Sur la chaire de Moïse se sont assis les scribes et les pharisiens… Ne vous réglez pas sur leurs actes : car ils disent et ne font pas. Ils lient de pesants fardeaux et les imposent aux épaules des gens, mais eux-mêmes se refusent à les remuer du doigt. En tout ils agissent pour se faire remarquer des hommes. C’est ainsi qu’ils font bien larges leurs phylactères (petites boîtes renfermant les paroles essentielles de la Torah qu’on s’attachait aux bras et au front) et bien longues leurs franges. Ils aiment à occuper le premier divan dans les festins et les premiers sièges dans les synagogues, à recevoir les salutations sur les places publiques et à s’entendre appeler « Rabbi » par les gens. (Matthieu 23 1-7)
Le propre des tyrans est de restreindre arbitrairement la liberté des gens en leur imposant des charges et des contraintes dont ils s’exemptent eux-mêmes. Ils se révèlent par ailleurs avides et insatiables au chapitre des honneurs et de l’adulation. Le pouvoir et les avantages qu’ils se donnent suscitent des émules lesquels s’évertuent à perpétuer la tyrannie. À travers cette dénonciation du pouvoir religieux, Jésus met en garde contre les dangers de la théocratie et, par la même occasion, invite son auditoire à exercer son esprit critique.
Mais il ne se contente pas de dénoncer les scribes et les pharisiens, plus d’une fois il met en garde ses propres disciples contre la tentation du pouvoir :
Vous savez que les chefs des nations dominent sur elles en maîtres et que les grands font sentir leur pouvoir. Il n’en doit pas être ainsi parmi vous : au contraire, celui qui voudra devenir grand parmi vous, sera votre serviteur, et celui qui voudra être le premier d’entre vous, sera votre esclave. C’est ainsi que le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rédemption pour la multitude. (Matthieu 20 25-28)
Pour vous, ne vous faites pas appeler « Rabbi » : car vous n’avez qu’un Maître et tous  vous êtes des frères...Le plus grand parmi vous sera votre serviteur. Quiconque s’élèvera sera abaissé et quiconque s’abaissera sera élevé. (Matthieu 23 8 et 11-12)
L’esprit d’humilité, indissociable de l’amour, est l’antidote par excellence contre l’esprit de domination. Pour celui qui « s’élève » au-dessus des autres, la jouissance qu’accorde l’exercice du pouvoir s’accompagne invariablement d’un abaissement sur le plan spirituel. C’est ainsi que Jésus a dissocié et par la même occasion affranchi la religion du pouvoir temporel ; ce faisant il a également affranchi le pouvoir temporel de la religion.
Les pharisiens pour qui le pouvoir temporel et la domination revenaient à Dieu, c'est-à-dire à ses représentants sur terre, n’étaient pas du même avis que Jésus. Ils croyaient lui tendre un piège et l’obliger à se discréditer ou à se contredire en lui posant une question au sujet de la taxe imposée par l’autorité romaine : « Devons-nous payer, oui ou non? » S’il répondait par l’affirmative il serait jugé comme un collaborateur impie. S’il disait non, il reconnaîtrait implicitement que religion et politique sont indissociables. On connaît la réponse de Jésus :
« Pourquoi me tendez-vous un piège? Apportez-moi un denier, que je le voie.» Ils en apportèrent  un et il leur dit : « De qui est l’effigie que voici? Et l’inscription? » Ils lui dirent : «De César. » Alors Jésus leur dit : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. »(Marc 12 15-17)
D’aucuns ont jugé la réponse de Jésus comme une « pirouette » ou une non-réponse, il n’en est rien et d’ailleurs l’évangéliste rapporte que les pharisiens : « … étaient fort surpris à son sujet. » En montrant à Jésus un denier à l’effigie de l’empereur romain, les pharisiens reconnaissaient implicitement leur participation à la vie économique de l’empire, les avantages qu’ils en retiraient s’accompagnaient naturellement d’obligations dont le paiement d’impôt. C’est le sens du : « Rendez à César ce qui est à César ». Et pour bien indiquer qu’il faut séparer la religion de l’économie et de la politique Jésus a aussitôt ajouté : « Et à Dieu ce qui est à Dieu », traçant ainsi une ligne de démarcation nette entre les devoirs du citoyen et ses obligations religieuses.
Le dialogue de Jésus avec Pilate est, à bien des égards, éclairant sur la nature du christianisme. Pilate croit au départ devoir juger une affaire politique, il interroge Jésus et lui demande s’il est le roi des juifs. La réponse est claire :
«Mon royaume n’est pas de ce monde, s’il l’était mes serviteurs auraient combattu pour m’empêcher de tomber aux mains des juifs… Je suis roi, je ne suis né et je ne suis venu dans le monde que pour rendre témoignage à la vérité, toute personne qui appartient à la vérité écoute ce que je dis.» (Jean 18  36-37)
La distinction entre pouvoir politique et mission spirituelle est ici clairement établie, la royauté de Jésus est d’ordre moral et spirituel, elle définit sa mission : parler de la vérité aux personnes disposées à l’écouter.

Jésus et les lois religieuses
En plaçant l’être humain et la conscience humaine au-dessus de la loi religieuse, Jésus a établi les fondements de la laïcité ; aux pharisiens qui lui reprochaient de transgresser la loi religieuse et de guérir un malade le jour du Sabbat, il a dit:
« Est-il permis, le jour du Sabbat, de faire du bien plutôt que de faire du mal, de sauver une vie plutôt que de la tuer? » (Marc 3 4)
Plus tôt il s’était adressé aux mêmes pharisiens en ces termes :
«Le Sabbat a été fait pour l’homme et non l’homme pour le Sabbat. » (Marc 2 27)
L’épisode de la femme adultère est aussi explicite. Elle est amenée devant Jésus par les scribes et les pharisiens qui l’établissent juge de l’affaire afin de le mettre à l’épreuve et avoir matière à l’accuser :
« Maître cette femme a été surprise en flagrant délit d’adultère. Or, dans la loi, Moïse nous a prescrit de lapider ces femmes-là. Toi donc, que dis-tu? »… Comme ils persistaient à l’interroger, il se redressa et leur dit : « Que celui d’entre vous qui est sans péché lui jette le premier une pierre! »… Eux entendant cela, s’en allèrent un à un, à commencer par les plus vieux; et il fut laissé seul, avec la femme toujours là au milieu. Alors, se redressant, Jésus lui dit : « Femme, où sont-ils? Personne ne t’a condamnée? » Elle dit : « Personne, Seigneur. » Alors Jésus dit : « Moi non plus, je ne te condamne pas. Va, désormais ne pèche plus. » (Jean 8 4-11)
Ce passage est intéressant en ce sens que Jésus n’a pas édicté de nouvelle règle ni abrogé une loi religieuse, il s’est contenté de placer les gens devant leur conscience. Du coup la loi religieuse perd son caractère divin, elle est désormais assujettie à la conscience humaine. Partout où elle s’invitait dans les affaires des hommes, Jésus a pris le parti de l’être humain en le libérant de l’observance aveugle ou obsessionnelle de la loi.
En plus d'affirmer la laïcité dans le champ légal, Jésus a établi les fondements de l'humanisme.

Le crucifix à l’Assemblée Nationale
Il s’agit de toute évidence d’une image religieuse, plusieurs le tiennent pour un héritage culturel. Mais il est bien plus que cela, car le crucifix représente Jésus-Christ, celui qui, par sa parole, cette parole adressée à des gens simples, a changé la face du monde et le cours de l’histoire. Une lecture attentive des Évangiles nous amène à conclure que la modernité tire son origine de l’enseignement de Jésus.
La laïcité représente une facette importante de la modernité, elle est au cœur de l’enseignement de Jésus-Christ; sans laïcité le christianisme authentique est impossible.
Jésus a été condamné à mourir sur la croix à cause de ce qu’il a dit et enseigné. Son message était à ce point en avance sur son époque qu’il a profondément insécurisé les autorités religieuses et politiques de son temps. Mais on ne tue pas les idées ni les paroles, pas celles qui sont porteuses d’amour, de don de soi, de pardon, de paix, de respect, d'authenticité, de liberté, d’égalité, de non-violence ; et pas celles qui dissipent toute confusion entre le sacré et le politique, entre la religion et la loi, entre la foi et son exhibition.
Le crucifix à l’Assemblée Nationale nous rappelle simplement la place centrale qu’occupe Jésus-Christ dans notre civilisation. Cela nous ne devons jamais l’oublier.




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