lundi 12 mai 2014

HONNEUR A LA JUSTICE DE LA CAVERNE ou HONNEUR A L'EQUITE REPUBLICAINE ou L'APOLOGIE DU CRIME par Chateaubriand

HONNEUR A LA JUSTICE DE LA CAVERNE


En 1840, l'éditeur "Firmin Didot frères, libraires, imprimeurs de l'Institut de France, rue Jacob, 56",  publie les "Œuvres complètes de M. le vicomte de Chateaubriand, membre de l'Académie françoise" en cinq tomes. Le tome Ier comporte les "Etudes historiques", l'"Essai historique sur les révolutions anciennes" et l"Histoire de France".

Le tout est précédé d'une copieuse préface de 40 pages où l'on lit ce qui suit, qui devrait donner à réfléchir :


"Il s'est formé une petite secte de théoristes de la Terreur, qui n'a d'autre but que la justification des excès révolutionnaires ; espèces d’architectes en ossements et en têtes de mort, comme ceux qu'on trouve à Rome dans les catacombes. Tantôt les égorgements sont des conceptions pleines de génie, tantôt des drames terribles dont la grandeur recouvre la sanglante turpitude. On transforme les événements en personnages ; on ne vous dit pas : "Admirez Marat", mais "Admirez ses œuvres" ; le meurtrier n'est pas beau, c'est le meurtre qui est divin. Les membres des comités révolutionnaires pouvaient être des assassins publics, mais leurs assassinats sont sublimes ; car voyez les grandes choses qu'ils ont produites. Les hommes ne sont rien ; les choses sont tout, et les choses ne sont point coupables. On disait autrefois : "Détestez le crime et pardonnez  au criminel." Si l'on en croyait les parodistes de MM. Thiers et Mignet, la maxime serait renversée, et il faudrait dire : "Détestez le criminel et pardonnez... que dis-je, pardonnez ! aimez, révérez le crime !"

[...]

"Tout ce qu'on peut faire par la violence, on peut l'exécuter par la loi : le peuple qui a la force de proscrire, a la force de contraindre à l'obéissance sans proscription. S'il est jamais permis de transgresser la justice sous le prétexte du bien public, voyez où cela conduit : vous êtes aujourd'hui le plus fort, vous tuez pour la liberté, l'égalité, la tolérance ; demain vous serez le plus faible, et l'on vous tuera pour la servitude, l’inégalité, le fanatisme. Qu'aurez-vous à dire ? Vous étiez un obstacle à la chose qu'on voulait; il a fallu vous faire disparaître ; fâcheuse nécessité sans doute, mais enfin nécessité : ce sont là vos principes; subissez-en la conséquence. Marius répandait le sang au nom de la démocratie, Sylla au nom de l'aristocratie; Antoine, Lépide et Auguste trouvèrent utile de décimer les têtes qui rêvaient encore de la liberté romaine. Ne blâmons plus les égorgeurs de la Saint-Barthélémy; ils étaient obligés (bien malgré eux sans doute) d'ainsi faire pour arriver à leur but.
"Il n'a péri, dit-on, que six mille victimes par les tribunaux révolutionnaires. C'est peu ! Reprenons les choses à leur origine.


"Le premier numéro du Bulletin des Lois contient le décret qui institue le tribunal révolutionnaire : on maintient ce décret à la tête de ce recueil, non pas, je suppose, pour en faire usage en temps et lieu, mais comme une inscription redoutable gravée au fronton du temple des lois, pour épouvanter le législateur et lui inspirer l'horreur de l'injustice. Ce décret prononce que la seule peine portée par le tribunal révolutionnaire est la peine de mort. L'article 9 autorise tout citoyen à saisir et à conduire devant les magistrats, les conspirateurs et les contre-révolutionnaires ; l'art. 13 dispense de la preuve testimoniale ; et l'art. 16 prive de défenseur les conspirateurs. Ce tribunal était sans appel.



"Voilà d'abord la grande base sur laquelle il nous faut asseoir notre admiration : honneur à l'équité révolutionnaire ! honneur à la justice de la caverne ! Maintenant, compulsons les actes émanés de cette justice. Le républicain Prudhomme, qui ne haïssait pas la révolution, et qui a écrit lorsque le sang était tout chaud, nous a laissé six volumes de détails. Deux de ces six volumes sont consacrés à un dictionnaire où chaque criminel se trouve inscrit à sa lettre alphabétique, avec ses nom, prénoms, âge, lieu de naissance, qualité, domicile, profession, date et motif de la condamnation, jour et lieu de l'exécution.

"On y trouve parmi les guillotinés 18 613 victimes ainsi réparties :

"Ci-devant nobles : 1 278
Femmes, idem : 780
Femmes de laboureurs et d'artisans : 1 467
Religieuses : 350
Prêtres : 1 135
Hommes non nobles de divers états : 13 633
TOTAL : 18 613

[Ainsi, la proportion de guillotinés non nobles, non prêtres et non religieux, hommes et femmes compris, c'est-à-dire la proportion de guillotinés appartenant au Tiers-Etat (13 633 + 1 467 = 15 100) sur les 18613 victimes s'élève à  81%]

[Chateaubriand dénombre ensuite les victimes de la Terreur :]

"Femmes mortes par suite de couches prématurées : 3 400
Femmes enceintes et en couches : 348
Femmes tuées dans la Vendée : 15 000
Enfants tués dans la Vendée : 22 000
Morts dans la Vendée : 900 000

"Victimes sous le proconsulat de Carrier, à Nantes : 32 000, 
dont 500 enfants fusillés, 
1500 enfants noyés, 
264 femmes fusillées, 
500 femmes noyées
300 prêtres fusillés, 
460 prêtres noyés, 
1404 nobles noyés, 
5300 artisans noyés

Victimes à Lyon : 31 000

"Dans ces nombres, ne sont pas compris les massacrés à Versailles, aux Carmes, à l'Abbaye, à la glacière d'Avignon; les fusillés de Toulon et de Marseille après les sièges de ces villes, et les égorgés de la petite ville provençale de Bédoin, dont la population périt tout entière.

"Pour l'exécution de la loi des suspects, du 21 septembre 1793, plus de cinquante mille comités révolutionnaires furent installés sur la surface de la France. D'après les calculs du conventionnel Cambon, ils coûtaient annuellement cinq cent quatre-vingt-onze millions (assignats). Chaque membre de ces comités recevait trois francs par jour, et ils étaient cinq cent quarante mille ; c'étaient cinq cent quarante mille accusateurs, ayant droit de désigner à la mort. A Paris, seulement, on comptait soixante comités révolutionnaires ; chacun d'eux avait sa prison pour la détention des suspects.

"Vous remarquerez que ce ne sont pas seulement des nobles, des prêtres, des religieux, qui figurent ici dans le registre mortuaire; s'il ne s'agissait que de ces gens-là, la Terreur serait véritablement la Vertu : canaille ! sotte espèce ! Mais voilà 18 923 non nobles, de divers états, et 2231 femmes de laboureurs ou d'artisans, 2000 enfants guillotinés, noyés et fusillés: à Bordeaux, on exécutait pour crime de négociantisme. 

"Des femmes ! Mais savez-vous que dans aucun pays, dans aucun temps, chez aucune nation de la terre, dans aucune proscription politique, les femmes n'ont été livrées au bourreau, si ce n'est quelques têtes isolées à Rome sous les empereurs, en Angleterre sous Henri VIII, la reine Marie et Jacques II ? La Terreur a seule donné au monde le lâche et impitoyable spectacle de l'assassinat juridique des femmes et des enfants en masse."

Chateaubriand poursuit en appelant à la barre des témoins oculaires (et cela sur une page et demie). Il conclut :

"Et voilà l'objet de vos hymnes! Des milliers d'exécutions en moins de trois années, en vertu d'une loi qui privait les accusés de témoins, de défenseurs et d'appel ! Songez-vous que le souvenir d'une seule condamnation inique, celle de Socrate, a traversé vingt siècles pour flétrir les juges et les bourreaux ! Pour entonner le chant de triomphe, il faudrait du moins attendre que les pères et les mères, les femmes et les enfants, les frères et les sœurs des victimes fussent morts, et ils couvrent encore la France. Femmes, bourgeois, négociants, magistrats, paysans,soldats, généraux, immense majorité plébéienne sur laquelle est tombée la Terreur, vous plaît-il de fournir de nouveaux aliments à ce merveilleux spectacle ?


"On dit : Une révolution est une bataille ; comparaison défectueuse. Sur un champ de bataille, si on reçoit la mort on la donne ; les deux partis ont les armes à la main. L'exécuteur des hautes œuvres combat sans péril ; lui seul tient la corde ou le glaive, on lui amène l'ennemi garrotté. Je ne sache pas qu'on ait jamais appelé duel ce qui se passait entre Louis XVI, la jeune fille de Verdun, Bailly, André Chénier, le vieillard Malesherbes, et le bourreau. Le voleur qui m'attend au coin d'un bois joue du moins sa vie contre la mienne ; mais le révolutionnaire qui, du sein de la débauche, après s'être vendu tantôt à la cour, tantôt au parti républicain, envoyait à la place du supplice des tombereaux remplis de femmes, quels risques couraient-ils avec ces faibles adversaires ? 

[...]
"Que, dans la fièvre révolutionnaire, il se soit trouvé d'atroces sycophantes engraissés de sang comme ces vermines immondes qui pullulent dans les voiries; que des sorcières plus sales que celles de Macbeth aient dansé en rond autour du chaudron où l'on faisait bouillir les membres déchirés de la France, soit ; mais que l'on rencontre aujourd'hui des hommes qui, dans une société paisible et ordonnée, se constituent les apologistes de ces brutales orgies ; des hommes qui parfument et couronnent de fleurs le baquet où tombaient les têtes à couronne ou à bonnet rouge ; des hommes qui enseignent la logique du meurtre, qui se font maîtres ès-arts de massacre, comme il y a a des professeurs d'escrime ; voilà qui ne se comprend pas."(op. cit. pp. 25 à 29). 

D'après Hugo Bremont sur le http://www.huffingtonpost.fr/
Texte amendé et enrichi

NB : les passages en gras sont du transcripteur


 

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