LA MATIERE EST-ELLE UNE EQUATION MATHEMATIQUE ?
La matière reste une énigme. Les philosophes s’efforcent de
la définir, les scientifiques de la décrire. Descartes, par exemple,
l’identifie à l’étendue, opposée à l’esprit : « La matière […] dont la nature
consiste en cela seul qu’elle est une chose étendue […] » (Principes II, 22).
Pour parler vulgairement, nous voilà bien avancés ! Cette définition
complètement abstraite nous renseigne, non sur la nature de la matière elle-même,
mais sur la place qu’elle occupe dans le corpus cartésien.
Je laisserai les philosophes de côté, à une seule et
remarquable exception, celle de Platon. Platon en effet, dans le Timée, étudie
la matière, entre autres, d’un double point de vue : celui de la philosophie
qu’il professe, et celui de la science de son temps. C’est ce qui a été
remarquablement exposé par son éditeur Albert Rivaud dans la « Collection Budé
» aux éditions Les Belles Lettres (1925, rééd. 1956), lequel a montré de façon
convaincante que ce dialogue n’est pas seulement un exposé de la philosophie
platonicienne, cosmogenèse et anthropogenèse, mais une manière d’encyclopédie
de la science, même la plus récente, de son temps, en particulier en
mathématiques. Et c’est cette étude philosophico-scientifique qui nous
intéressera en ce qui concerne la matière.
A ce sujet, la « notice » très savante que le professeur
Rivaud consacre au Timée comporte, sous la rubrique « La composition de l’Ame
du Monde », onze pages (pp. 42 à 52) remplies de fractions et d’équations
destinées à transcrire en langage et en symboles mathématiques modernes ce que
Platon exprime discursivement, à savoir la progression « harmonique » des
éléments constitutifs de l’Ame du Monde, selon trois modes : la médiété
arithmétique, la médiété harmonique et la médiété géométrique – dont je ne me
charge pas de résumer les complexes définitions ici : je renvoie les lecteurs
curieux à cette édition. De même, la section « Les Eléments » (avec ses
sections : « La progression géométrique des éléments », « Les triangles
constitutifs », « Les solides élémentaires », « Difficultés de cette
construction », « Etendue des connaissances mathématiques de Platon »,
comporte, elle aussi, onze pages (pp. 72 à 82) d’équations et de figures au
moyen desquelles Platon « construit » la matière à partir :1° des éléments, 2°
des solides élémentaires, qui sont le tétraèdre, l’octaèdre, l’icosaèdre et le
cube, solides que, complétés par d’autres, on appellera à la Renaissance les «
corps platoniciens ». Et c’est sur cette construction que nous allons
brièvement nous arrêter. Selon Platon, le monde étant solide, il est composé de
solides, desquels les figures sont géométriques, y compris pour les éléments
premiers qui, selon l’enseignement des Pythagoriciens et des Eléates, sont la
Terre et le Feu, d’où dérivent l’Eau et l’Air. Ces figures géométriques sont
les plus « parfaites », donc les plus « belles », à savoir les triangles. Les
différentes catégories de triangles s’engendrent puis se combinent les uns les
autres selon la médiété géométrique, et ces combinaisons produisent chacun un
des solides élémentaires cités plus haut, qui constituent chacun un des quatre
éléments : le tétraèdre ou pyramide le feu, l’octaèdre l’air, l’icosaèdre
l’eau, le cube la terre.
Ainsi donc, selon Platon, aux Ve et IVe siècles avant notre
ère, la matière est substantiellement composée d’éléments géométriques combinés
selon une harmonie géométrique, ce qui exige l’intervention d’une entité divine
organisatrice, qu’il appelle le Démiurge – étant entendu que cette entité n’est
pas le Un, ou le Dieu. Cette conception géométrico-théologique a subsisté,
après christianisation, durant tout le Moyen-Age, où le Timée a eu une fortune
éclatante, et au moins jusqu’à Leibniz – autre philosophe mathématicien et
homme de science – qui a, on le sait, longuement médité ce dialogue.
C’est-à-dire durant 23 siècles… Peut-on dire que cette inspiration soit encore
globalement valable de nos jours, au bout de 26 siècles, plus de deux millénaires
et demi ?
Faisons ce bond en avant, du moins en apparence, car il va
s’agir du nombre π, connu depuis la plus haute antiquité. Tout écolier sait que
ce nombre exprime le rapport de la circonférence d’un cercle à son diamètre ou
encore le rapport de l’aire de ce cercle au carré de son rayon, et que sa
valeur approchée est 3,1416. Mais ce nombre, base de toute définition
mathématique et rationnelle de la géométrie (et même des calculs de
probabilités) est lui-même – ô antinomie – un nombre irrationnel, puisqu’il
comporte des décimales après la virgule, et cela en nombre indéfini : avec 9
décimales après la virgule cela donne 3,141 592 654, avec 16 décimales 3,141
592 653 589 793, et ainsi de suite. L’utilisation d’ordinateurs de plus en plus
performants (et de formules mathématiques de plus en plus complexes) a permis
de déterminer plus de 200 milliards de décimales de π… Ce nombre fascinant par
ses propriétés extraordinaires a préoccupé des savants de toutes origines et de
tous les temps : Egyptiens (un papyrus datant de 1800 avant notre ère),
Babyloniens, Indiens (de 400 à 200 avant notre ère), Grecs, Arabes… et cela
jusqu’à notre époque. Citons en particulier le fameux Archimède (IIIe siècle
avant notre ère) qui a établi une méthode géométrique permettant de calculer π
avec 39 décimales, précision suffisante pour les opérations géométriques
courantes. Prenant un cercle supposé de rayon 1, on l’encadre par deux
polygones réguliers, l’un inscrit, l’autres circonscrit, dont on calcule les périmètres ; la
circonférence est alors égale à la moyenne arithmétique entre les deux
périmètres, d’où une évaluation approchée de π qui en notation moderne
s’exprime par 3 + 10/71 < π < 3 + 1/7. Avec des polygones à 96 côtés,
comme le fit Archimède, l’approximation est, comme je l’ai dit, suffisante.
Pourquoi ce rapide cours de mathématiques ? Pour en venir à
Daniel Tammet. Cet ancien autiste Asperger, catalogué parmi « les cent génies
du moment » par un jury d’universitaires, et qui possède des facultés
véritablement exceptionnelles, connaît
depuis quelques années une renommée internationale à cause de ses ouvrages
vendus à des millions d’exemplaires. Le dernier, « L’Eternité dans une heure »
est « une réflexion très personnelle sur l’histoire des mathématiques et la
poésie des nombres ». Et, parmi ces nombres, « l’admirable nombre π », dit-il,
auquel il voue une véritable passion. Ainsi, au cours d’une séance le 14 mars
2004, à Oxford, il en a récité (en 5 heures, 9 minutes et 24 secondes) 22 514
décimales ! Ceci est un tour de force que lui permet sa mémoire, exceptionnelle comme ses autres qualités.
Voilà qui est plus intéressant : laissons-lui la parole. « Quelque part dans π,
au bout de milliards de chiffres, on rencontre cent 5 d’affilée, ailleurs mille
fois l’alternance de 0 et 1. » Il ajoute : « Les décimales exhibent un ordre
profond, les 5 ne dépassent jamais les 6, les 8 et les 9 n’écrasent pas les 1
et les 2 ». Ainsi cette série apparemment chaotique recèle un ordre caché.
Nous ne sommes pas loin de Platon, n’est-ce pas ? Il a bien
fallu un Démiurge pour organiser cet ordre caché. Démiurge que nous autres,
chrétiens, appelons le Logos ou Verbe, deuxième personne de la Divine Trinité.
Une logique sans Logos, que serait-ce ? Une impossibilité.
Même un savant qui se disait agnostique, j’ai nommé François
Jacob - qui vient de disparaître-, lequel avait obtenu avec Jacques Monod le
prix Nobel pour ses travaux sur la biologie moléculaire, et en particulier la
régulation génétique, était obligé d’en convenir : il y a une « Logique du
vivant » (titre de son ouvrage principal).
Ainsi donc, la matière, pour en revenir à elle, a une
organisation logique de nature mathématique. Galilée, en son temps, l’avait
déjà perçu, qui disait : « Le monde est un livre écrit en langage mathématique
». C’est un chef-d’œuvre du Créateur, animé par les anges qui, selon la
Tradition (encore exprimée par Newton), sont les moteurs de tous les corps
matériels, des plus grands aux plus infinitésimaux.
Et l’on voudrait que ce chef-d’œuvre où éclate le génie du
Créateur soit voué à l’anéantissement pur et simple ? Allons donc ! Foin de ces
billevesées, résidus du gnosticisme et du manichéisme. Le Créateur veut rendre
hommage à toute sa création sans exception, et le plus bel hommage qu’il pourra
lui rendre, c’est de la transfigurer de sa gloire divine.
Oui, la matière sera glorifiée, avec tous les corps de tous
les règnes, humain, animal, végétal, minéral et même bactérien, dont elle
constitue la substance.
18 mai 2013
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